Joël Kérouanton
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TEXTE PUBLIÉ DANS L’OUVRAGE DE VIRGINIE LE PRIOL « LES COULISSES DE CECILIA, THÉÂTRE BARJO D’UN ART ÉDUCATIF », (PRÉFACE PASCAL LE REST), PARIS, L’HARMATTAN, 2010, PP 91-95.


Virginie Le Priol relate une expérience et, en la racontant, nous donne à voir les enjeux d’un lieu où l’art ne va pas de soi, un « contre-emplacements », un de ces endroits dénommés « hétérotopies » par Michel Foucault, un espace ouvrant à bien des richesses et donnant la possibilité à ceux qui le fréquentent de mettre en acte la conclusion de cet ouvrage : « faire de sa vie une création, une transformation de soi, par le théâtre, les livres, l’écriture ».

 

Que dire de plus ? Peut-être un pas de côté, un retour en arrière, au VIIIe siècle, au Caire, toujours avec Michel Foucault. Dans un des hôpitaux de la ville, rapporte le philosophe, on y pratique une sorte de cure d’âme dans laquelle interviennent la musique, la danse, les spectacles et l’audition de récits merveilleux… Ce sont des médecins qui dirigent la cure et décident de l’interrompre quand ils l’estiment réussie. Mille ans plus tard, alors que le Grand renfermement saisit l’occident, cloisonnant pour fait de folie jusqu’à 1 % de la population (les miséreux, les fainéants, les ivrognes, les pères ou mères non mariés, les mépriseux des sacrements, les créateurs de débauche, les vivaces d’imagination, les hommes « qui cherchent à se défaire », les homosexuels, les libertins… ), alors que Pinel libère les chaînes à la Salpétrière, que Sade fait jouer ses pièces par les prisonniers de Charenton, un hôpital expérimental voit le jour, en Irlande, précisément à York, où « art et douceur » sont au centre de la cure. Une révolution pour cette époque pas si lointaine, où la lecture de romans, les spectacles de théâtre, l’excès d’étude, l’abus de faculté intellectuelle, tout ce qui met à vif l’imagination participaient, dans les représentations de tout à chacun, aux troubles psychiatriques.

Virginie Le Priol prend la balle au bond et raconte comment, treize siècle après l’hôpital du Caire, deux siècles après l’expérimentation de York, quelques décennies après qu’Artaud ait fait de son art de l’écriture une question de vie et de mort, quelque temps après la Grande cordée de Fernand Deligny, après la Cie l’oiseau-mouche, le théâtre de l’Entresort-catalyse, le Théâtre du Fil et bien d’auteurs, l’auteur-éducatrice raconte comment l’Esat culturel Cecilia tenta d’imposer les arts et la culture au centre de l’accompagnement professionnel d’adulte en situation de handicap.

Mais il y a une chose que ne dit pas Virginie Le Priol (sauf en toute fin d’ouvrage), une chose qu’elle omet volontairement pour conduire le lecteur à penser l’évidence de l’Esat culturel Cecilia : l’établissement ferma ses portes le 31 août 2008. Il ferma ses portes au théâtre, il ferma ses portes à la danse, il ferma ses portes à la musique, il ferma ses portes à l’écriture, il ferma ses portes aux métiers techniques du spectacle, il ferma ses portes à sa bibliothèque, il ferma ses portes à la vie citoyenne, il ferma ses portes aux intarissables palabres en présence des visiteurs, il ferma ses portes aux trente adultes qui utilisèrent leur potentiel créatif, artistique et intellectuel non seulement dans leur propre intérêt, mais aussi dans celui de la collectivité. Une réelle circularité, que les responsables politiques, sanitaires et associatifs n’osèrent soutenir à bras-le-corps : trop compliqué ont dit les uns, pas le moment ont dit les autres, pas rentable, pas de débouchés, pas du vrai travail, pratiques minoritaires, l’art ce n’est plus possible a conclu la directrice de la DDASS, ajoutant : surtout avec les contraintes économiques actuelles.

Écrite dans la foulée de cette fermeture, cette postface aurait certainement eu l’apparence d’une plainte, d’un « coup de gueule » infini contre l’inaction, voire le manque d’ambition des pouvoirs publics et associatifs pour l’accompagnement des plus fragiles. L’association gestionnaire de l’ESAT culturel Cecilia, qui mena, en totale délégation, une politique sociale désastreuse, aurait été la cible de bien des critiques, comme par exemple leur amateurisme sous couvert de bonnes intentions et d’irresponsabilité morale et éthique. Mais le temps a passé et il s’agit maintenant de traduire la violence de la fermeture par une vision d’avenir, de passer du ressentiment à la production de connaissance. On ne fera pas renaître l’ESAT culturel Cecilia de ces cendres. Ce « contre-emplacement » n’est plus que du côté du souvenir. Mais son expérience, incommunicable comme toute expérience, peut au moins donner à penser, nous aider à passer du singulier au général.

En clôturant l’aventure de l’ESAT culturel Cecilia, les pouvoirs publics, relayés par l’association gestionnaire, se mirent hors la loi : depuis 2002 la mise à disposition d’espace de pratique artistique est un droit pour les personnes en situation de handicap. L’état doit prendre en charge la compensation qui permet à la personne en situation de handicap de mener à bien son projet de vie. Aussi pouvons-nous nous demander dans quel lieu les personnes en situation de handicap peuvent-elles pratiquer leur art de façon professionnelle sinon en Esat artistique ?

Nombreux sont les acteurs du travail médical et médico-social qui pensent l’activité artistique en dehors de toute réalité, et estiment que le parcours artistique ne fait qu’accentuer la marginalisation. Les expériences du Caire au VIIIe siècle et celle qui ont suivies prouvent le contraire. La pratique artistique développe d’excellentes capacités d’adaptation et favorise l’inclusion, c’est-à-dire la reconnaissance de la spécificité de ces artistes atypiques et de leur utilité sociale et professionnelle. Mais il ne suffit pas de le dire, il convient de le prouver, afin d’éviter que ne soit plaqué un fonctionnement inspiré des seuls Esat de type industriel et de service. Ce que nous n’avons pu faire. De fait, les financeurs et gestionnaires n’ont jamais réellement porté ce projet, qui nécessite un budget d’au moins 50 % supérieur à celui d’un Esat de type industriel ou de service, en raison d’ateliers à effectifs réduits, d’une présence éducative en soirée/week-end lors des représentations et de démarches commerciales et administratives lourdes (production, diffusion, presse).

Ceci étant dit, nous pouvons considérer que l’Esat culturel Cecilia a atteint quatre objectifs, que l’ouvrage de Virginie Le Priol décrypte à sa façon : la diversité des formes d’emploi et la qualité des activités ; le développement des soutiens socioprofessionnels, passant d’une logique de soutien collectif à une logique de soutien individuel ; une implication institutionnelle de l’ensemble des salariés et travailleurs handicapés ; une insertion sociale sur le territoire. Bien évidemment, cette évaluation ne rend pas compte des mesures subjectives du parcours de chacun des protagonistes, quels qu’ils soient : la fameuse « richesse » de l’Esat culturel n’a pu être révélée, appréciée. Le livre de Virginie Le Priol, en mettant en avant des parcours individuels, participe de cette évaluation, certes rétroactive. Une évaluation qui sera l’enjeu des décennies à venir dans le travail social et ailleurs, et dont le rapport de Joseph Eugen Stiglitz (prix Nobel d’économie en 2001) donne des perspectives intéressantes, tant pour les états-nation et que les éta-blissement : les mesures subjectives autour du bien-être social (le réseau social, les loisirs, la créativité, l’éducation tout au long de la vie, la satisfaction de la vie) sont amenées à entrer dans un processus objectif d’évaluation, autant que les indicateurs traditionnels de l’économie de marché, et paradoxalement du travail social d’aujourd’hui.

Certains musiciens, comédiens et régisseurs retrouveront du travail, essentiellement en milieu protégé. Près d’un tiers d’entre eux regagnera les hôpitaux de jour ou autres prises en charge de type psychiatrique. Quelques-uns attendront à leur domicile l’opportunité de reprendre leur activité artistique.

Alors voilà, le BNB (Bonheur National Brut) était au plus haut à l’Esat culturel Cecilia quand l’évaluation des décideurs était au plus bas. La tentative aura duré dix années. Dix ans c’est déjà ça de pris dirent les artistes atypiques de l’Esat culturel Cecilia que sont Théophile, Thomas, Cyril, Solène et les autres. Quel gâchis se dit-on rétrospectivement. Nous avons été accélérateurs d’existence, nous voilà créateur de désert se dit l’équipe éducative. Ça doit continuer pensèrent les familles en s’associant pour assurer l’orientation de leur enfant et arguer du bien fondé d’un projet artistique professionnalisant. Puisse cette tentative se prolonger ailleurs, autrement. Donc, affaire à suivre.

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écrit par Joël Kérouanton _ licence Creative Commons BY-NC-SA (pas de © )
1ère mise en ligne 20 novembre 2015.

© Photos & dessin  _ Virginie Le Priol