Joël Kérouanton
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Fête de la critique # 4 | Là, quelqu’un

Critique littéraire collaborative du livre Là, quelqu’un1, fabriquée dans le cade de la quatrième édition de la Fête de la critique (2021)2.

 

C’était en avril, troisième vague du machin-19. Les lectrices de la Fête de la critique se sont retrouvées bredouilles et ont mené leurs critiques seules avec elles-mêmes. C’est sympa le dialogue avec soi-même, mais les rires, les sourires, les esclaffes, les murmures, les interpellations, les questions absurdes et autres plongées folles dans les livres ont moins de saveur. La Fête de la critique toute seule dans sa chambre, c’est comme une équipe de basket en e-sport. Il y manque la saveur du collectif, la chaleur des corps en mouvement et le frisson du public chantant à tue-tête.

Alors voilà, la quatrième vague du machin-19 n’a pas eu lieu — pas à l’heure où ces lignes s’écrivent — et nous voici une dizaine de critiquatrices plongées dans les livres, et quels livres ! Du théâtre, du théâtre, encore du théâtre. Les écritures dramatiques furent cette fois à l’honneur, portées par un comité de présélection choisissant des livres qu’il n’a pas lus — la démocratie culturelle perdrait son âme si des citoyennes commençaient à préconiser ce qu’il faut lire et ce qu’il ne faut pas lire.

Au regard du mode de sélection — un brin absurde —, on peut s’étonner d’une final list pas trop absurde quand même: de Roméo et Juliette (William Shakespeare) à De si beaux uniformes (Éric Pessan), en passant par L’autre nuit au milieu des arbres (Lancelot Hamelin, ça, c’est bien un nom de théâtreux) et Au dodo, Mammouth ! (Anouch Paré), il y avait de quoi barouder. Bien évidemment, la surprise est venue où on ne l’attendait pas, deux textes ont brigué l’élection finale: Là, quelqu’un d’Eddy Pallaro et Je n’oublierai jamais de Frédéric Béchet — un tapuscrit, comme beaucoup de pièces de théâtre non éditées mais jouées. À une voix près, les fêtardes de la critique allaient élire un tapuscrit: sont-ce les tirades sans texte de Frédéric Béchet qui firent peur aux adolescentes, des tirades silencieuses pour raconter les fréquentes pertes de mémoire d’une protagoniste ? Ou comment une écriture sortant des limites déjà explorées peut créer de la résistance. Pourtant, l’écriture n’a pas fini d’examiner les silences et les trous de la mémoire: n’y avait-il pas là un joyeux défi pour dire nos ombres ?

C’est donc Là quelqu’un qui fut élu. C’est donc Là, quelqu’un qui fit l’objet de critiques sensibles, émotionnelles, humourielles et larmoyelles. Ces derniers mots n’existent pas ? Possible. Dorénavant ils existent. Nous en avons inventé tant d’autres: « farfeluité », « servanteuse », « dépouillage », « plafonniste », « critiquatrice », nous en avions marre de nous faire imposer toujours les mêmes vocables. La liberté d’inventer des mots, on n’allait pas s’en priver. D’autant que nous fêtions la critique dans un open space immense, Le Garage, trois cents mètres carrés qui donnaient des ailes à notre imagination étouffé par les confinements.

L’imagination est un sport de combat et notre muscle favori. On n’allait pas la laisser moisir au fond d’un ancien garage SIMCA des années cinquante. L’échauffement, c’est notre carburant. Après nos cervicales, nos poignets, notre dos, nos bras et nos jambes, ce fut au tour de l’inconscient d’être échauffé: un p’tit cadavre exquis ça fait toujours du bien, les surréalistes avaient quand même bien bossé, on n’allait pas partir de zéro, les flux de pensée continus racontent des choses, et ces choses, ce sont des mots qui viennent d’ailleurs, des mots non voulus qui surgissent d’on ne sait où. Là, quelqu’un, ce titre choisi pour sa consonance poétique, allait passer à la moulinette de nos fulgurances. Notre cadavre exquis a fini par donner un truc comme ça: « Là quelqu’un, il a un chapeau sur la tête ronde et dépourvue de nez. Pour essayer de comprendre, imagine-toi Cyrano sans nez, c’est dramatique… On dirait qu’on parle de la vie avec un air mélancolique… Ah ! Mélancolique ! Que ce mot est doux à mon oreille ! Coupée, je vous dis. Elle a fini coupée. Comme ce peintre, là… »

Le jeu autour du titre, ça va un temps. Nous avions besoin d’en savoir davantage à propos d’Eddy Pallaro, il vient d’où, il est un homme ou elle est une femme, il a quoi à dire sur le monde, sur notre monde, elle a quoi à nous dire, en fait ? On l’a vu sur internet, il dit qu’il est souvent en désaccord profond avec le monde et sa marche forcée. Elle dit aussi qu’on oublie souvent l’humain, qu’elle est souvent instrumentalisée, affadie, amoindrie, réduite à l’état d’objet. Alors il allume son ordinateur, il prend un crayon, une feuille de papier et il commence à écrire pour « porter une attention extrême aux femmes et aux hommes. » Là, quelqu’un, c’est un peu #exclusion, #consciencepolitique, #marginalité, #amitié. On n’allait pas résumer le texte en cinq hashtags, ça aurait été un peu insultant. Alors, nous l’avons lu et relu, eh oui, cette attention extrême à ces hommes et ces femmes, ce n’est pas que du blabla, on est d’accord avec lui: ses personnages, on les entend parler. C’est facile de se faire le film dans sa tête. On a vraiment ce sentiment d’avoir les voix des personnages dans notre tête. Ils sont là, avec nous, en nous. Et puis c’est drôle.

LA SŒUR : Il est mort ?
LE FRÈRE : On dirait.
LA SŒUR : Comment tu le sais ?
LE FRÈRE : J’ai déjà vu des morts.
LA SŒUR : Et alors ?
LE FRÈRE : Ils sont exactement comme ça.
LA SŒUR : Comment ?
LE FRÈRE : Raides. Ils ne bougent pas.
LA SŒUR : Tu en as déjà vu en vrai ?
LE FRÈRE : Oui. Tu étais toute petite.
LA SŒUR : J’avais quel âge ?
LE FRÈRE : Tu n’étais pas encore née.
LA SŒUR : Tu en avais vu beaucoup ?
LE FRÈRE : Des tonnes.
LA SŒUR : Raconte.
LE FRÈRE : Je te passe les détails sinon tu vas faire des cauchemars.
LA SŒUR : Moi, c’est le premier. Je n’en avais vu qu’à la télé.
LE FRÈRE : C’est pas la même chose.
LA SŒUR : Ça y ressemble.
LE FRÈRE : Ce n’est pas la même chose. Celui-là n’est pas vraiment mort.
LA SŒUR : À quoi tu le vois ?
LE FRÈRE : Regarde bien.
LA SŒUR : Eh bien ?
LE FRÈRE : Approche. Regarde.

C’est drôle, mais pas que. Cette pièce abordable par un jeune public ne propose pas un sujet léger — une rencontre avec une femme Sans Domicile Fixe. Par bonheur, ce sont des enfants qui rencontrent cette femme, et ça donne un livre au ton spontané, enlevé, très drôle dans la façon dont l’écriture s’agence. Drôle aussi dans la forme des rencontres. Car c’est un livre de rencontres. De belles rencontres. Avec cette femme SDF. Entre la sœur et la femme SDF. Entre la mère et la femme SDF. Et dans un sens, entre la sœur et le frère qui se découvrent des valeurs opposées. Entre les enfants et la maman qui font l’expérience de ne pas se comprendre. Et a posteriori entre cette femme et l’agent de sécurité — seul personnage du livre à exprimer son dialogue intérieur et à expliciter ses remords de l’avoir dénigré. Et nous, comment réagit-on quand on croise quelqu’un dans la rue ?

Le frère réagit mal à l’accueil de cette femme à son domicile : « Elle est encore là ? » demande-t-il à sa mère tandis qu’elle prépare le lit de l’invitée, et de continuer: « Tu me diras quand elle sera partie ? » La peur rend con et le frère est le con de l’histoire, mais on est toujours le con ou la conne de quelqu’un d’autre, le frère ce serait peut-être un peu nous aussi non ? C’est probablement le raisonnement d’une fêtarde de la critique, qui se glissa dans la peau du frère pour imaginer son dialogue intérieur quelques années plus tard: « Quand je l’ai vue, j’ai tout de suite compris. J’aurais pu lui dire, à Alice [la sœur]. J’aurais pu lui dire que c’était une personne qui n’avait plus rien, que son sac de couchage, depuis hier seulement ou depuis dix ans. Que c’était une personne qui n’avait pas réussi à se faire une place dans ce monde ou simplement sous un toit. Que sa place, elle se l’était faite devant ce supermarché. Que demain ce serait sur la place du marché, ou pas loin de la gare. Mais j’ai pas pu lui dire d’emblée. Je voulais pas lui balancer toute cette misère maintenant. Elle n’a que cinq ans, Alice. On ne sait pas tout à cinq ans. On l’apprend après ; on le comprend après. » Pour sûr, se glisser dans la peau d’un con rend moins con, on devrait plus souvent s’essayer à cet exercice, tous les matins à l’école, hop on se glisse dans la peau d’un con et on l’écrit. Sur une échelle de 1 à 10, la connerie de la population baisserait peut-être de trois échelons ?

La connerie est une chose, l’altruisme en est une autre. Le fameux dévouement à autrui comme la règle idéale de la moralité n’est pas une mince affaire pour celle qui donne, n’est pas une mince affaire pour celle qui reçoit. C’est un peu le nœud du livre… Une femme SDF est accueillie au domicile d’une famille bourgeoise. Spontanément, ne se dit-on pas quelle chance elle a, cette femme ? Pourtant, ce n’est pas ce qu’a saisi une critiquatrice qui s’est glissée dans la peau de cette femme pour saisir cet empêchement à recevoir :

Tu es arrivée sans que je n’aie rien demandé.
Mais je ne sais pas pourquoi.
Je sais que tu voulais m’aider.
Mais je ne voulais pas…
 
Un cauchemar, ou une lueur d’espoir ?
Je ne savais pas pourquoi moi.
Mais tu avais l’air de tellement vouloir.
Donc j’ai fait ça pour toi.

Comment réagit-on quand on croise quelqu’un dans la rue ? C’était un peu la question que l’on s’est posée dans un jeu de rôle ou jeu drôle, on ne sait plus, enfin ce n’était pas vraiment drôle, enfin si peut-être, parce que nous étions soudainement une équipe dans un théâtre, avec ses acteurs et ses actrices, sa metteuse en scène, sa régisseuse, sa costumière, sa chargée de communication, sa directrice, et nous avions vingt minutes pour décider si nous allions investir dans l’adaptation de la pièce Là, quelqu’un, en présence de cinq interprètes. Après avoir répondu par l’affirmative — non sans débat sur le sens de ce texte théâtral, qui aurait bien mérité une autre fin ou une vraie fin, on a même entendu dire le plus sérieusement du monde: « On rajoute une fin ou on ne la monte pas ! » — le jeu de rôle trouva son aboutissement quand nous avons imaginé qu’une femme dormait dans la rue du théâtre depuis maintenant deux semaines. Jouant cette pièce, nous nous devions de poser la question du « que faire ? ».

— Et si elle jouait dans la pièce ?
— Qui laisse sa place, du coup ?
— Laisse tomber.
— Allons lui donner de l’argent, de la nourriture.
— Aller aider quelqu’un dans la rue, c’est d’abord lui parler.
— Vous connaissant, je ne sais pas si c’est une bonne idée de lui parler.
— On a une loge disponible, on peut l’héberger.
— On peut soutenir des assos accueillant des Sans Domiciles Fixe, et leur verser 10 % des recettes. Mais nos cachets diminueront d’autant.
— …
— …
— …

Ça n’a pas raté. Nous n’étions ni pires ni mieux que les autres, comme si jouer un jeu de rôle à propos d’une pièce questionnant la misère nous avait aveuglés sur notre misère morale, à nous, là, bien au chaud dans ce Garage lumineux, à dévorer nos goûters à la Pâte À Tartiner Noisette Cacao Biocoop. « Que faire ? », c’était un peu la question d’Éric Pessan dans son livre De si beaux uniformes que nous n’avons finalement pas choisi (parce qu’il nous coupait les cheveux en quatre) :

C’est la question.
La vraie question.
Pas jouer les voyages dans le temps.
Aujourd’hui.
Lâche ?
Ou ?
Héros ?
 
La question.

 


Pour la Fête de la critique,

Joël Kérouanton

 

Un grand merci à toutes les participantes de la Fête de la critique pour leurs contributions et leurs idées: Agathe, Anouk, Bérénice, Blandine, Élise, Jeanne, Marius, Nina, Olympe, Sofia.

Nota bene : Les participantes à la Fête de la critique étant à 80 % des femmes, le féminin l’a emporté dans le genre appliquée à ce texte. Aussi, dans ce récit, le féminin inclut le masculin et est utilisé sans discrimination, afin d’alléger le texte.

Photographies : productions réalisées dans le cadre de l’atelier d’arts plastiques, lors de la Fête de la critique 2021, à partir de tampons découpés façon maison, de feutres et de collages de papiers.

Lecture-correction : Armelle Domenach


LEXIQUE

Bouquinager : Se plonger dans un bouquin

Critiquateur : Personne qui critique lors de la Fête de la critique

Dépouillage : Action de dépouiller lors de la Fête de la critique

Farfeluité : Caractère de quelqu’une qui est farfelu. Peut-être considéré, selon les circonstances, comme un défaut ou une qualité.

Plafoniste : Confectionneuse diplômée de plafonds

Servanteuse : Quelqu’un de serviable lors de la Fête de la critique

 

  1. Eddy Pallaro, Là, quelqu’un, L’Ecole des loisirs, Paris, 2020
  2. La Fête de la critique se déroule chaque été, en partenariat avec la librairie indépendante L’Embarcadère et Escalado, une association d’éducation populaire de la jeunesse sur la commune de Saint-Nazaire, en Loire-Atlantique. Le projet la création d’une communauté interprétative du livre vise à redéployer l’exercice de la critique littéraire auprès de lecteurs et lectrices en amateur d’horizons divers. Ce marathon festif d’une semaine impulse des temps de rencontres pour faire entendre les voix de chacun•e et à l’écoute des diversités de lectures. Il aboutit à l’écriture d’un article et devient un lieu d’expérimentation et de recherches sur la réception créative de la littérature aujourd’hui.