Joël Kérouanton
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  • Panier littéraire

Fête de la critique # 5 | Touiller le miso

Critique littéraire collaborative du livre Touiller le miso1, fabriquée dans le cade de la cinquième édition de la Fête de la critique (2022)2.

 

Touiller le miso est-il un carnet de voyage ? Pas vraiment. Ce livre des petits riens du Japon, des instants de vie fugaces, intimistes, serait un parfait non-guide de voyage. Touiller le miso est-il un livre japonais très japonais ? Pas vraiment. C’est écrit par un Français très français qui en a peut-être un peu marre de sa France très France… et de lui-même très lui-même. C’est très occidental, la forme de Touiller le miso : pagination à chaque page, lecture de gauche à droite, pas de bulles. Il y a même des numéros sur les cartes en début de chapitre, pour spatialiser les scènes du livre. On y trouve aussi des pinceaux (des chapitres), et même un préambule. Pas de quoi se perdre.

GALAXIE

Échauffement calligraphique

Il y a un décalage horaire de sept heures entre le Japon et la France, et l’équivalent d’une galaxie entre les langues. Parfois, il arrive que ces deux mondes tentent quelque rapprochement. Parfois, la littérature est l’émissaire de ce rapprochement. Parfois, la littérature se mêle au culinaire pour faire recette. Et parfois tout le monde y gagne : les Français et les Japonais, la littérature et le culinaire. Alors la galaxie qui sépare ces deux pays disparaît pour laisser place à du simple voisinage.

C’est un peu ça, l’histoire de Touiller le miso : l’histoire d’un voyage qui fabrique du voisinage entre deux langues. Le voyage d’un auteur, Florent Chavouet, qui découvre le pays du Soleil-Levant par la lunette de l’anodin du quotidien, du rien pris sur le vif. Il y va une fois, écrit et dessine, mais tout cela lui semble trop court.

Je rentre chez moi
En ayant vu plein de choses
Mais pas dites assez

L’auteur rentre à Strasbourg, puis repart au Japon redéployer son récit son journal son montage son reportage. Pour chercher ce qu’il n’a pas encore trouvé. Pour chercher d’autres états, d’autres vies, d’autres âmes, certainement. Car on imagine que l’on n’est pas le même après avoir vu la lune briller de l’autre côté du monde. Mais l’auteur n’expose pas son voyage comme ça. Pas du tout. Il prend des détours. D’ailleurs, il en rit, de ces détours. Comme s’il savait bien qu’on n’explique pas pourquoi on veut partir, on part, c’est tout. Pas forcément pour aller boire du saké debout dans un kaku uchi. L’auteur aurait pu boire du saké en France, même debout. Mais pas forcément dans un kaku uchi, on vous l’accorde. On l’aura compris : le saké, ce beau prétexte… Alors il tâtonne, l’auteur, il nous explique qu’il va au Japon pour écrire des haïkus. N’aurait-il pas pu écrire ces instantanés poétiques sur la table de sa cuisine, à Strasbourg, entre son thé et ses tartines beurrées ? Pas vraiment. L’auteur va au Japon pour écrire des haïkus parfois bancals, parfois assis.

Nous avons donc un auteur qui part au Japon pour boire du saké local debout et écrire des haïkus bancals assis. Dans ce voyage, il va créer du voisinage entre deux mondes. En touillant le miso.

ARPENTAGE

Un livre, faut bien qu’il vive. Un groupe de trois fêtards et fêtardes de la critique a eu l’idée malicieuse de faire parler Touiller le miso. En y glissant, à la place des pages, une carte électronique avec des sons enregistrés dans les studios de la radio La Tribu. En moins d’une demi-journée, le livre Touiller le miso était devenu parlant. On pouvait entendre : « Je suis un carnet de voyage d’un Français à la découverte du Japon. Je suis un beau livre. Peut-être même un beau manga. Fait de haïkus, d’humour et de beaucoup de nourriture. Mais pas de Sakura – non je ne vais pas écrire un poème sur vous, fleurs que l’on voit partout. » On pouvait écouter aussi les haïkus préférés de cette joyeuse bande de critiques, qui ont fait leurs les poèmes de Florent comme elles et ils l’appellent.

Trouver le rythme
Quand on a déjà les paroles
Truc de perroquet

Douceur et délicatesse étaient nécessaires pour faire parler le livre. Le système était artisanal mais avait sa petite efficacité. Neuf petits boutons pour neuf sons étaient discrètement posés sur la couverture, il s’agissait alors de les effleurer du bout des doigts et les sons se déclenchaient, c’était magique, on entendait vraiment le livre parler, et grâce à cette invention digne du concours Lépine, on pouvait en savoir un peu plus à propos de l’auteur…

On apprendra, dans la présentation, que la folle équipe de création sonore n’a pas eu le cœur de découper le vrai livre : elle prit un livre dans la give-box du Garage avant de le recouvrir d’une copie de la couverture de Touiller le miso.

TOUILLER LE MISO DANS LA PAUME

La littérature est un jeu réel. Le livre n’est pas un objet que l’on pose sur sa table de chevet, et paf ! on le ferme. C’est une épreuve qui nous traverse. Les livres à venir sont des livres à recycler. Un auteur célèbre, Jorge Luis Borges, a écrit Pierre Ménard, auteur du Quichotte, auteur fictif qui réécrit mot pour mot le Quichotte de Cervantès. Mais il le fait sur un nouveau papier et au moyen d’une nouvelle encre. Tous les coups sont permis en littérature. Une apprentie libraire l’a bien compris : elle appliqua le procédé de Borges à sa propre écriture, et concrétisa ce à quoi Florent Chavouet rêvait page 57 (« Ah mais voilà ! C’est ça que je veux faire ! Un petit livre qui tient dans la paume ! »). L’apprentie libraire ne s’arrêta pas là. Elle donna une autre forme aux haïkus de Florent Chavouet. Ils devinrent calligrammes.

Nous avons donc des haïkus dans un livre de Florent Chavouet, recyclés à la Borges dans un mini-livre vraiment mini mini qui tient dans la paume, ces mêmes haïkus devenant calligrammes à la Mallarmé et tout cela grâce à une apprentie libraire déjà au cœur de la littérature.

LES POISSONS

La Fête de la critique, c’est un peu la Fête des enfants. Dans une ambiance toute japonaise, quoi de mieux que de créer des banderoles ou des serpentins de carpes koï (d’ornement), et de les griffonner de haïkus extraits de Touiller le miso ? Un groupe fêtard de la critique s’y est risqué. À partir d’un patron et de tissus neutres, voilà Touiller le miso qui atterrit par fragments sur des carpes flottantes. Tout ça dans une ambiance très carpe diem.

Il n’y a pas que des haïkus qui atterrirent sur des carpes, on y trouvera même des paysages de Touiller le miso.

Et voilà soudain, que, par un lire-ensemble, le livre est tout à la fois admiré, et dans un geste contraire, détourné pour être réapproprié. Et ces fameux haïkus, dénichés dans Touiller le miso, décontextualisés. Donc nouveaux.

La pousse de bambou
Ne deviendra pas une tige
Mais un bon repas

C’est au son de Oyoge ! Taiyaki-kun « notre » livre parlant chantait, maintenant que les critiques déambulèrent carpes au vent. La boucle était bouclée. La Fête de la critique fut bien une fête. La Fête des enfants. La Fête des carpes volantes. La Fête du « courage, du succès, de la bonne croissance, de la longévité », pour reprendre mot pour mot ce jour férié au Japon, le Kodomo no hi (子供の日, littéralement « Journée des enfants »).

 

UN TITRE TOUILLEUR DE PENSÉES

Le Grand livre des avis

Ce fut, aussi, la fête à Florent Chavouet et à son titre obscur Touiller le miso. Il faut attendre la fin de l’ouvrage pour comprendre. Mais entre-temps, le titre nous a embarqués. Probablement la moitié des lecteurs et lectrices de la Fête de la critique ont voté pour le titre. Pour savoir à quoi s’en tenir, il y eut une enquête. Par une critique en herbe de onze ans et déjà sociologue. Pour la réalisation de son Grand livre des avis, elle est allée voir chacun des protagonistes. Et quelles sont ses conclusions ? Le titre est sympa (donc potentiellement attirant), le titre est énigmatique (doublement attirant), le titre fait voyager (triplement attirant). Le titre serait-il parfait ? Non. Notre sociologue du jour en a collecté d’autres, Japan Airs  Les Haïkus  Voyage japonais  Le Japon invisible Saké local Voyage bancal.

L’enquêtrice ne s’est pas arrêtée en si bon chemin. Dans ce fameux Grand livre des avis, elle lista les points forts, et nota même le livre (7,5/10) avec la mention culte « Continue comme ça Florent ! » Elle lui prodigua quelques conseils comme « Le petit + qui manque : un haïku sur les spaghettis !!! », inventa un quiz… et lista les « Points faibles » tel que « parle trop de nourriture, ce qui gâche un peu l’histoire ».

La nourriture, on y vient, justement. Elle est présente dans Touiller le miso (un peu trop, on l’aura compris), et par un souci de fidélité à l’auteur, nous nous sommes astreints et astreintes à un goûter japonais : fallait appliquer le livre à nos vies. Glace au sésame, bonbons salés, croquette biscuit. La critique culinaire, après la critique littéraire, c’était pas mal aussi. Il y eut des ravis à l’estomac bien rempli. Il y eut des grognons à l’estomac bien désempli. Fallait bien s’y risquer, à l’ambiance japonaise, non ?

Les Japonais sont très gourmands, les Japonaises aussi. Au Japon, la légende (inventée par nos fêtardes et fêtards de la critique) raconte que les tremblements de terre sont tellement gourmands qu’ils ouvrent d’énormes failles pour engloutir les sushis.

C’est par le train
Qu’arrive la famille Sushi
En gare d’appétit

Dans Touiller le miso, l’alimentation est partout. Elle est un peu le cœur du livre… et son problème : nous ne savons rien de son aspect ni de son goût. L’auteur dit juste qu’il aime, mais ne nous ne fait pas aimer. L’auteur est donc invité à « décrire l’effet que ça fait de manger de la cuisine japonaise ».

UN TOME II ?

Jeu de (d)rôle

Joueurs et joueuses, nous le sommes, et pas qu’un peu. Nous croyons en premier lieu aux solutions imaginaires pour parler d’un livre. Alors nous avons joué. À un jeu de rôles. Conçu dans les règles de l’art. Pour répondre à la question : « Les éditions Picquier, spécialisées en littérature d’Asie, vont-elles financer un nouveau séjour de l’auteur au Japon, en vue d’une publication d’un tome II ? » Treize joueurs et joueuses, treize rôles, allant de la directrice des éditions Picquier, à l’agent littéraire de Florent Chavouet, en passant par la relation libraires, la directrice comptable, la traductrice, la stagiaire métier du livre, la chargée de communication, la chargée de relation presse, le comité de lecteurs et de lectrices.

La canicule était à son pic, le thermomètre relevait 36 degrés Celsius à Saint-Nazaire (soleil du Sahara), 26 degrés Celsius à Tokyo à la même heure (pluie tropicale), et nous avons tranché. Florent Chavouet partira bel et bien au Japon pour écrire un tome II, au titre (provisoire) de Revoir les navets, puis un tome III au titre (provisoire) de Boire tout le bol. Mais sans la compagnie de sa traductrice préférée : il devra apprendre la langue japonaise et pourra, le cas échéant, raconter comment il se débrouille au quotidien avec une langue éloignée de la sienne  quitte à absorber quelques verres de saké au passage. Dans ce sens, le conseil stratégique des éditions Picquier a tenté humblement de menus conseils d’approche pour impliquer mieux l’auteur dans la relation aux habitants et aux habitantes. L’impression est grande d’avoir découvert le Japon dans Touiller le miso, mais pas les Japonais et les Japonaises. « Et le plus haut taux de suicide au monde des ados, on en fait quoi ? » soulignera un lecteur. « Ça manque d’expériences de vie », entendra-t-on aussi. Pourquoi ne pas y glisser des recettes de cuisine en haïkus ? De bonnes recettes de grand-mère recopiées et poétisées au fil de l’épopée de l’auteur.

Nombre de lecteurs et de lectrices ont remarqué quelques failles dans Touiller le miso : on ne sait ce que pensent les personnages même l’ami Inosant, à l’origine de la venue de l’auteur. Leurs points de vue sont peu développés. Une lectrice a même dit : « Florent Chavouet nous permet presque de marcher à ses côtés dans les rues et les quartiers (à l’aide des plans colorés qui chapitrent l’ouvrage). Mais on rêve de lire un témoignage complet une page d’un habitant pour saisir comment on vit là-bas ». Le conseil éditorial des éditions Picquier n’en est pas resté là. Certains membres ont tenté en vain d’aiguiller l’auteur vers une écriture en prose (« Marre des haïkus ! »), ce à quoi l’agent littéraire répondit que le haïku était l’ADN du livre, et qu’enlever les haïkus c’était enlever la patte de l’auteur.

POUR NE PAS CONCLURE

Micro-édition

Alors, on pourrait se demander in fine : qu’est-ce que cette expérience nous a apporté et qu’est-ce que cette expérience a apporté à Touiller le miso. La réponse tient en un mot : liberté. Interprétation libre d’un ouvrage d’une part, et liberté de ton d’autre part. En témoignent ces paroles potaches entendues alors même que chacun et chacune produisait sa micro-édition racontant sa traversée dans la Fête de la critique. Au moins avions-nous échappé, par ce déchiffrement collectif, à la sensation d’être seuls. Et c’est peut-être ce qu’il y a de plus précieux, cette permission accordée aux jeunes et aux moins jeunes que nous étions d’osciller dans la même minute entre une légèreté assumée (« Pourquoi Donald Duck est un canard et mange du poulet ? », « Parfois quand je suis triste j’ai envie de concombre », « Ça peut être un adjectif, merguez ? », « S’il y a un pays du Soleil-Levant, y a t-il un pays du Soleil-Couchant ? ») et des réflexions poético-anthropo-littéraires : ces expertes et experts de la critique auraient souhaité s’y rendre, au Japon, pour « déguster ce que Florent y a dégusté ». Pour « voir ce qu’il a vu dans les paysages et tester si son regard est le nôtre ». Pour « vérifier s’il n’a pas menti ». Et pour « Touiller le miso » en sa compagnie ». Effectivement, pas certain qu’on le touillerait seul, le miso, tant ça a l’air dégueu, même si on finira par comprendre que le miso, cette pâte de soja fermentée, est l’un des ingrédients fondamentaux de la cuisine japonaise et l’un des ingrédients fondamentaux de ce marathon culinaire et de lecture caniculaire.

Après cette immersion dans Touiller le miso, imaginons-nous, un instant, un instant seulement, déambulant dans les kaku uchi, ivresse assis-debout en sirotant du saké, attrait infini pour la cuisine locale et le gustatif. Au loin, un auteur francophone fantasme le Japon. Il voyage. Une fois. Deux fois. Peut-être une troisième fois. Peut-être y voyagera-t-il à vie. Avant d’y vivre. Pour les ponts bleus. Et les rivières de salades s’écoulant sans leur sauce.

 

Pour la Fête de la critique,

Joël Kérouanton

Un grand merci à tous et toutes les merveilleux•ses participant•es de la Fête de la critique pour leur contribution et leurs beaux imaginaires franco-japonais : Agathe, Axel, Aya, Bérénice, Djodie, Élise, Inès, Loan, Margot, Marie-Noëlle, Rose, Thaïs.


Allez, un p’tit dernier haïku pour la route ?

 


 

  1. Florent Chavouet, Touiller le miso, Éditions Picquier, Coll. « Picquier Manga / BD », Paris, 2020.
  2. La Fête de la critique se déroule chaque été, en partenariat avec la librairie indépendante L’Embarcadère et Escalado, une association d’éducation populaire de la jeunesse sur la commune de Saint-Nazaire, en Loire-Atlantique. Le projet la création d’une communauté interprétative du livre vise à redéployer l’exercice de la critique littéraire auprès de lecteurs et lectrices en amateur d’horizons divers. Ce marathon festif d’une semaine impulse des temps de rencontres pour faire entendre les voix de chacun•e et à l’écoute des diversités de lectures. Il aboutit à l’écriture d’un article et devient un lieu d’expérimentation et de recherches sur la réception créative de la littérature aujourd’hui.