Joël Kérouanton
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Épuisement de Michel Onfray (11 min’)

C’était un mardi, exactement le 12 de ce mois d’octobre, un professeur arrive à 8h30, sans savoir dans sa besace. Trou de mémoire. Abandon de poste. Bug professoral.

Ce sont des choses qui arrivent.

Désemparé, les expérimentaliens ? Ce serait mal les connaître. Un élève bourré d’énergie proposa en début de cours : « Allons vider un savant ». Un autre renchérit : « Épuisons son savoir ». Un troisième : « Exigeons l’exhaustivité des connaissances ». Puis, lisant Philosophie magazine, un quatrième exulta : « Organisons une action d’aspiration du savoir de Michel Onfray !!! »

Après maints débats, la communauté des élèves et professeurs nommèrent ce cours ÉPUISEMENT DE MICHEL ONFRAY.

Pendant des heures innombrables, d’ordinateur à ordinateur, de Saint-Nazaire à Argentan (le fief du philosophe), Michel Onfray tenta de répondre, tandis que les expérimentaliens et professeurs se relayèrent sans fin sur le net du Lycée xp pour le questionner au sujet de l’athéisme, l’hédonisme, les sens, le libertin, le révolutionnaire.

Avec cet échange, les expérimentaliens n’eurent pas seulement une leçon, ils organisèrent une « action » : savoir tout d’un penseur, en faire tout le tour, l’enchaîner à son clavier des heures et des jours durant pour épuiser sa pensée.

Pour le seul Michel Onfray, pas moins de vingt élèves et deux professeurs-sans-savoir se relayèrent nuit et jour, week-end et vacances scolaires compris. Ce dernier point fit débat : doit-on continuer d’apprendre le week-end, les jours fériés et les vacances scolaires ? La pensée, c’te garce, aurait-elle des horaires ? Serait-elle sujette aux RTT ?

Les syndicats lycéens et professionnels de l’Éducation Nationale (EN) furent conviés, une Assemblée Générale (AG) programmée dans la foulée, ce qui ne fut pas sans problème : qui dit AG dit suspension des cours et suspension des correspondances avec Michel Onfray.

Après vote à bulletin secret, un délégué du cours Épuisement de Michel Onfray fut dépêché pour représenter ses pairs à l’AG. Les présents votèrent l’autorisation de ne pas penser en dehors des cours du Lycée xp, sous condition de contrôle parental, voir d’un tuteur ou d’un pair responsable : un non-penseur est dangereux pour l’ordre public. Dans son compte rendu, le rédacteur de l’AG fit référence à l’histoire du XXIe siècle, notamment en France et en Italie, où des gangs sévissèrent au plus haut sommet de l’État, se faisant particulièrement remarquer par leur inaptitude à produire de la pensée et, corrélativement, par leur aptitude à produire de la violence. L’absurdité de leur intervention médiatique le disputerait à l’obscène, en renouant « sans complexe » avec les classiques de la réaction pure – sur les fous, la religion, l’Occident, l’Afrique, le travail, l’histoire de France, ou l’identité nationale. Le rédacteur précisa dans sa note : « Les gangs courent toujours ; certains faits divers récents attesteraient même qu’ils continueraient de sévir en toute impunité« . Le rédacteur conclut de la façon suivante : « Quand on souhaite se mettre au niveau du peuple, on trompe ledit peuple. Et sa pensée se déploie pour devenir révolutionnaire. Car le peuple est ce qui ne correspond pas à ce que l’on attend quand on parle du peuple ». La fin de correspondance avec Mich’ (c’est ainsi que les expérimentaliens surnommèrent Michel Onfray lors des « chat ») ne fut pas une mince affaire : l’ensemble des participants à l’expérimentation constata la vitalité infinie du philosophe, quand les forces des membres du Lycée xp déclinèrent rapidement : celui qui assiste à un cours, aussi interactif qu’il soit, a toujours moins d’endurance que celui qui le donne.

Pourtant, en choisissant Mich’, les expérimentaliens l’avaient joué facile : il était le savant vivant le plus fragile d’entre-tous, après ses deux infarctus, dont le premier à l’âge de vingt-huit ans. À collaborer avec le Lycée xp, Mich’ pouvait donc y laisser sa peau. Aussi surprenant que cela puis être, Mich’ continuait de « chater » quand les élèves rejoignaient les bras de Morphée. Extrait.

Lycée xp dit : (14:06:34)
Salut Mich’, ça roule dans le 2.0 ?

Mich’ dit (14:07:10)
Bonjour le Lycée xp. J’ai toujours préféré la disputatio, les yeux dans les yeux, aux tribulations virtuelles du 2.0. Vous êtes les premiers avec qui j’exerce la philosophie de cette façon. Faut vivre avec son temps. Et de temps en temps se reposer de ne rien faire.

Lycée xp dit : (14:08:52)
Ne rien faire ne serait-il pas la mère de tous les vices ? Ou la source de la vitalité ?

Mich’ dit ((14:10:13)
Le vice est la drogue des gens heureux vivant cachés. S’offrir quelques vices de temps à autres ne fait pas de mal. Question de dosage. J’aime mieux un vice commode qu’une fatigante vertu. Enfin voilà, notre affaire commence sur les chapeaux de roues, je voulais vous dire que c’est un honneur de discutailler avec vous : vous êtes l’Histoire de l’éducation. Pas trop dure à porter ?

Lycée xp dit : (14:20:04)
Le présent nous intéresse davantage que le passé. L’éducation de maintenant n’est pas l’éducation de l’avenir, ni l’éducation du passé. Mais simplement l’éducation présente parmi nous : en ce moment, à présent, ce moment présent. Même si le passé, notamment notre enfance, compte énormément dans nos actes d’aujourd’hui. À vous !

Mich’ dit : (14:23:39)
Je crois que l’enfance est fondatrice mais pas fondamentale : l’Homme est devenir. En même temps je crois aux racines autobiographiques de la pensée. Chacun de mes livres importants, du moins à mes yeux, rapporte un moment existentiel, originel : ainsi ma brève expérience en usine en ouverture de Politique du rebelle qui développe une proposition de philosophie anarchiste pour aujourd’hui, ou le cancer de ma compagne qui débouche sur un livre de bioéthique, Féeries anatomiques. C’est une façon de montrer que la philosophie ne tombe pas du ciel des idées, comme l’affirment les idéalistes et les spiritualistes, dominants dans le champ philosophique, mais qu’elle monte de la terre, notamment
du corps et de son interaction avec l’histoire. C’est à vous.

Lycée xp dit : (14:35:22)
Tu sais combien la jeunesse actuelle est portée sur l’hédonisme, et les expérimentaliens du Lycée xp ne font pas exception, bien au contraire. C’est même leur but existentiel. Est-ce contraire à l’acquisition de savoir ? À toi.

Mich’ dit (14:46:10)
L’hédonisme n’existe pas en tant que tel, il faut le qualifier pour qu’il existe de manière singulière : or il est des hédonismes dont certains sont mes ennemis, ainsi l’hédonisme consumériste. Les hédonismes sont au moins, pour aller vite, de deux types : hédonisme de l’être, hédonisme de l’avoir. Le premier est d’ailleurs le remède au second. « Hédonisme de l’avoir » le plaisir qu’il y a à consommer, acheter, posséder, s’inscrire dans une logique d’accumulation d’objets, de « chose » pour le dire dans l’acception d’un Georges Perec ; « hédonisme de l’être », le plaisir de penser, de se construire, de l’édification intellectuelle et personnelle, ce qui pourrait se nommer le « savoir » . C’est un plaisir existentiel de se créer une vie philosophique totalement et radicalement indépendante de l’avoir : on a, c’est bien, on n’a pas, c’est bien aussi, on avait et on n’a plus, c’est encore et toujours bien. (pour la suite, fallait y être)

L’expérience fut renouvelée (avec moins de succès) en présence de Cédric Villani (mathématique, découvreur de l’amortissement du Landau), Konstantin Novoselov (physique, découvreurs du graphène), Jacques-Alain Miller (psychanalyse, initiateur de la Cause freudienne), Ei-ichi Negishi (chimie, découvreur du couplage croisé catalysé au palladium), Joseph Stiglitz (économie, créateur du Bonheur national brut), Ibiao Zhang et son équipe (biologie, amateur de la sexualité des chauve-souris, notamment la fellation), Robert Edwards (médecine, inventeur de la fécondation in vitro).

Un débat eut lieu pour savoir si les expérimentaliens étaient à même de correspondre en langue étrangère en présence de ces savants, constatant que leurs recherches étaient langue étrangère en soi, exprimés de surplus dans une langue souvent totalement étrangère à celle pratiquée au Lycée xp. La conclusion fut sans appel : la langue étrangère est un concept révolu : par définition l’homme ne se comprend pas, ni au Lycée xp ni ailleurs, quelle que soit la langue utilisée. Il ne s’agit donc plus de se comprendre mais de tenter de se comprendre.

Michel Onfray n’a jamais communiqué par « chat » avec le Lycée xp, encore moins les autres savants. Cette « fiction onfraisienne » m’aura donnée l’occasion de discutailler longuement en présence d’un MEE (cf. LEXIQUE XP), lors d’une pause-clope (cf. LEXIQUE XP). Entrevue sur le trottoir du Lycée xp, qui pourrait se résumer ainsi : quel statut de la fiction pour dire le « réel » ?

Pour pertinent qu’il soit, le MEE (cf. LEXIQUE XP) n’acceptait pas l’entrée fictionnelle pour dire « son » lieu, puisque, affirmait-il, l’endroit où la scène se déroulait était bien réelle.
Mal lui en a prit.
Le bonhomme fut totalement dépassé par la suite des évènements ; il en rirait encore. Épuisement de Michel Onfray fit le tour du Lycée xp, jusqu’à ce qu’un expérimentalien prononça un : « Chiche ! »

Ni une ni deux le Lycée xp invita le philosophe à les rejoindre réellement. Michel Onfray répondit : « ok mais venez à Caen, je vous accueillerais avec grand plaisir à l’Université populaire, et nous prendrons la matinée du lendemain pour converser ».
Au retour de ce voyage philosophique, un expérimentalien m’adressa via un réseau social ce « post »:

C’était assez strange pour tout te dire ! Je ne sais s’il était préférable d’y être ou de ne pas y être. En tout cas la conférence autour d’Erich Fromm fut vraiment instructive, et m’a donné envie de cultiver un peu plus la psychanalyse non freudienne (oui ça existe !). J’aimerais beaucoup trouvé ce Carnet Noir de la Psychanalyse dont Onfray nous a taillé une bavette. J’peux te faire une copie de la conférence si tu veux plus de détail, j’ai le cerveau en compote je suis de gestion en ce moment, je cuisine tous les jours pour 50 personnes du lycée et c’est dur ! Mais malgré tout, je me fais aède pour toi Joël ! Après ma virée onfraysienne, ça va, ça m’a donné prétextes à prolonger quelque temps ma présence sur cette putain de terre. La seule chose qu’on devrait apprendre aux jeunes est qu’il n’y a rien, mettons presque rien, à attendre de la vie. Le sachant, on serait plus zen, tu ne crois pas ?

Suite à cette conférence, nous sommes allés tous ensemble au Courtepaille (!!!). Nous fûmes entourés de sa cour d’amis et (malheureusement) de grasses pintades jactant à tout va et mis sur le mode « hochement de tête approbatif lorsque Mich-Mich dit un truc aussi futile soit-il ». Heureusement ma belle et moi-même fûmes contraints, cour oblige, de nous excentrer des autres expérimentaliens.

Nous nous sommes retrouvés en face d’un certain M.-P., libertaire, comédien-scénariste et bon vivant de la première heure m’incitant fortement à me débaucher au vin rouge haut de gamme. C’était en fait l’ami d’enfance de M.O, avec qui nous partageâmes un débat libertaire où la dualité m’opposait à un fanatique des anar’ de 36 et moi-même jeune désinvolte soutenant les réformes des Comités Invisible et Hakim Bey en tout genre et envoyant quelques réparties clinquantes lorsque M.O me proposait du vin blanc.
Ce fût intéressant de se trouver au coté de ce M.P., car ceux qui en parlent le mieux au fond, c’est sa cour.
Je t’avouerais que le personnage quand il n’est pas philosophe ; m’agace un peu. Pour qui il se prend tout de même ce gros dandy racoleur de profs de lettres, avec ses discours libertaires tandis qu’il se goinfre au Courtepaille, censure Marine Le Pen, fait copuler le mot Libertaire avec le mot Gauche et se permet de faire payer plein pot des étudiants alternatifs, militant pour une bouffe accessible. Le philosophe se permettaient dans tout ce tintamarre de monter à tout va sur ces grands chevaux, c’est assez dingue. J’ai laissé M.O. face à ses contradictions, comme tu le sais j’ai décidé, depuis peu, de plus m’en prendre à personne depuis que j’ai observé que je finis toujours par ressembler à mon dernier ennemi.
Et pour finir la soirée, la cerise sur le gâteau, on se fait foutre hors d’un pub les autres expérimentaliens et moi-même, dans le seul pub où ils servaient d’la Guiness et passait du rock’haine’roll !
Je fini la soirée avec les autres expérimentaliens dans un petit pub, où nous avons débattu du monde, comment s’accomoder d’un tel monde, comment, en somme, inexister. Les sujets s’enchaînaient, de l’inconvénient d’être né, du penser contre soi comme mode de connaissance – fallait bien qu’on philosophe entre-nous, non ? Faut dire que mes lectures de Cioran nous y ont bien aidée. Après minuit, a commencé la griserie des vérités pernicieuses. Je te passe les détails, mon voisin expérimentalien s’est fini à la bière, tandis qu’il portait haut et fort l’autodérision à coup de « je m’intéresse à n’importe qui, sauf aux autres ».
Caen c’est un mix entre Saint Naz’ et Nantes.

Le lendemain, nous débarquons dans un café à côté du musée des beaux-arts de Caen (il faut l’admettre c’est un signe !) à pied, tandis que certains expérimentaliens se sont fait prendre dans le centre-ville de Caen par la sublime décapotable de Michel.
C’est là ou ça devient un peu plus intéressant que tous ces beaux discours gnan-gnan, flanc-flanc. On veut d’la philosophie, on est prêt à en découdre, mais on ne veut surtout pas de vérité, on veut de l’insécurité, de l’intranquilité, du doute, on est des idolâtres du doute, d’ailleurs on doute même de nos propres affirmations. Les sujets défilent : politique, Vita-Activa/Contemplativa, mais surtout politique, philosophie et notoriété. Je me permets de lui demander si ce qu’il faisait hier soir ça n’était pas de la contemplation envers une philosophie tarie, s’il ne fallait pas être acteur dans le contexte actuel. Bref, fort intéressant, plein de notes, enfin on t’en reparlera quand tu rentreras.
J’ai quand même osé lui proposer de le revoir dans quelques années années, on s’assaierais l’un en face de l’autre et on dirait rien pendant des heures, afin qu’à la faveur du silence la consternation puisse se savourer elle-même. je te l’ai déjà dis, Joël, ma philosophie c’est ne rien croire, ne rien craindre, ne rien espérer. Fuck à tous ceux qui veulent notre bien, la société est un enfer de sauveur.
Voilà voilà pour les aventures avec Onf’, il m’a offert son bouquin, l’Art de jouir, ça me botte moyen.

Bonne continuation
L’expérimentalien

ps : Dossier beaux-arts réalisé et achevé en deux jours. J’ai suivi ton conseil et ceux de certains MEE, j’ai reproduit mon carnet et j’ai envoyé ça vendredi dernier. Ce carnet dont tu me disais qu’il échouerait s’il s’astreignait à une oeuvre, tu ne cessais, à raison, d’affirmer qu’il faut seulement dire quelque chose qui puisse se murmurer à l’oreille d’un ivrogne ou d’un mourant. Je l’ai adressé comme ça aux Beaux-Arts, comme si je murmurais à un ivrogne ou un mourant. J’attends leur réponse.
ps² : L’insurrection qui vient…Indescriptible !


Texte issu d’une immersion longue au lycée expérimental de Saint-Nazaire, un lycée co-géré par des élèves et des professeurs. En savoir plus