À PARTIR D’UN RÉCIT D’EXPÉRIENCE DE MARNIE CHAISSAC, invitée à mener un atelier artistique à la prison pour femmes de Rennes, en septembre 2023.
Marnie Chaissac a raconté, et j’ai écris ce texte, à l’occasion de la journée « Écrire dans la ville – Côté pro » du 14 décembre 2023, au Garage, à Saint-Nazaire.
Ce texte est donc librement inspiré d’un témoignage : ou comment l’écriture de création permet à l’auteur (et peut-être aux lecteurices) de faire des expériences par procuration.
Pendant le Covid, j’étais confinée comme l’étaient les femmes dans l’Histoire. Je mettais dans ma salle de bains des écriteaux comme
MARNIE CHAISSAC A VÉCU ICI
On était à l’arrêt.
Avec mon comparse Christophe, de La Morsure,
on bossait avec les très très vieux vieux.
En visio.
Par téléphone.
D’un point de vue humaniste, c’est très fort fort de bosser avec les très très vieux vieux. Artistiquement, aussi. À huit personnes au téléphone, c’était rock.
Un jour de confinement je suis tombée sur une carte postale Portrait de jeune femme du peintre Raphaël.
Je trouvais marrant de coudre cette carte postale.
Je lui ai cousu la bouche, à cette jeune femme cadrée par la main noble du peintre.
Je lui ai cousu les lèvres, à cette jeune femme raphaëlisée.
Cousu main.
Femme cousue.
Cousu main.
Bouche cousue.
Soigner et recoudre ces femmes pour dire qu’elles ont été censurées.
Donner un second souffle à ces femmes emmurées dans leur tableau.
Des toiles faites par des hommes, sur des femmes.
Qui finissaient par se taire.
Ado, à la campagne, j’ai fait du tricot, pour m’intégrer.
Mais je n’étais pas soignée dans mon geste.
Ma mère, mi-amusée, mi-malicieuse, redoublait de taquineries.
« Tu ne pourrais pas faire des gestes de Japonaise ? »
Pendant le Covid, je me suis mise vraiment à la couture.
« Coudre les femmes » dans les cartes postales, et progressivement dans les livres.
J’ai bousillé tous mes beaux livres d’art.
Ça me plaisait de profaner quelque chose de sacré.
J’ai développé cette œuvre de couture en parallèle de ma pratique théâtrale.
Toujours à ma façon brute de coudre.
Ça a marché : j’ai exposé.
Ça s’appelait Plates Coutures.
Plates Coutures dans des centres sociaux.
Plates Coutures dans les médiathèques.
Plates Coutures dans les beaux lieux consacrés.
Je me suis aussi auto-produite.
Je ne cousais toujours pas à la japonaise.
Je me suis rassurée.
Je ne cousais toujours pas à la japonaise.
J’avais une autonomie artistique.
J’avais l’impression d’avoir le droit de.
Sans me justifier de.
Sans.
L’exposition Plates coutures s’est déployée dans un spectacle co-écrit avec Christophe, Rouge Amère Fantasmagorie. Une maison close hantée sous forme d’une installation théâtre et vidéo. Rouge Amère Fantasmagorie, une maison-hantée-lieu-de-vie des prostituées qui a été abandonnée. Des lieux faits par des hommes, pour des hommes, avec des femmes tu(é)es. Qui finissaient par se taire.
Dans cette maison hantée, je joue le rôle principal de la prostituée. Dans la première salle, pas de présence humaine, sauf mon fils, le « fils de pute », qui se trouve dans ma chambre, comme ces enfants dans ces bars d’alcoolos, ils sont désœuvrés, mangent des frites, jouent aux petits chevaux, ça va pas, mais ça va.
La prostituée de la seconde salle choisit des spectateurs hommes. Comédiens d’un jour, ils viennent vivre des passes textuelles avec elle. Cauchemar doux-amer, on est bien et on est mal. Rouge parle de l’enfermement féminin. On s’interroge, artistiquement : pourquoi le patriarcat se maintient contre la moitié de l’humanité ?
Alors quoi de plus évident que d’installer une partie de cette maison hantée au centre de la prison pour femmes. Non pas pour cultiver les pauvres et les mises au ban (quelle horreur). Mais pour que ces femmes — qui ont pour beaucoup subi des violences sexuelles — puissent contribuer à la création. Qu’elles deviennent elles-mêmes des Plates Cousues, et écrivent collectivement un texte. Que ce texte — leur texte — fasse partie du spectacle.
On a commencé par installer des œuvres de Plates Coutures dans la médiathèque de la prison. Aux deux médiathécaires, j’ai demandé : « Est-ce que vous voulez choisir les œuvres avec moi ? Est-ce que vous voulez les mettre dans des endroits particuliers ? » Je m’en souviens comme si c’était hier : il y avait S., qui parle six langues, dont trois apprises en détention. Et la femme aux trois licences, M., dont histoire de l’art.
Dans le groupe des prisonnières, onze femmes.
Un tiers de surdiplômées et lettrées.
Un tiers niveau bac.
Un tiers d’analphabètes.
Groupe composite. Hétérogène. Bigarré. Disparate. Dissemblable. Étranger. Hétéroclite. Inégal. Inhomogène. Mélangé. Mêlé. Opposé. Séparé. Varié.
Je leur ai donné ce pouvoir de médiatiser l’expo.
Les voilà médiatrices culturelles.
Les prisonnières m’ont fait visiter l’expo.
Me voilà visiteuse d’une expo en prison.
Les femmes-prison ont révélé les femmes-tableaux. Elles ont donné vie aux femmes-cousues. Un tableau représentant une femme assise, que l’on voit de dos, « fait écho à une femme pendue », affirmeront les femmes-prison, un point de vue sur l’œuvre qui ne fera pas consensus, « elle n’est pas pendue, elle est assise », entendra-t-on, « elle ne se tient pas droit, c’est pour ça qu’on lui a mis une corde ».
Une femme qui revenait d’un rendez-vous psychiatre, a accouru vers un tableau cousu et a soudainement enlevé ses dents décousues. Elle souriait sans les dents, à ma face. Comme si elle me disait Je suis en train de mourir, regarde-moi en face, ou plutôt : Regarde ce qu’a fait mon dernier compagnon. Je ne me rappelle plus ce tableau déclencheur. C’est cette femme qui est devenue le tableau. Le souvenir-tableau. Un trou noir dans sa gueule. Le Cri de Munch en direct. Incorporé, là, devant moi. Cette femme battue à plate couture.
J’ai vraiment eu envie de m’évanouir. Je n’ai rien montré de mon émotion. Si j’étais tombée dans les pommes, il y aurait eu un tout petit problème. Dans la situation je devais un peu de décence. Faut aller au bout des ateliers.
Ce n’est pas moi qui souffrais ici.
C’étaient elles.
Elles avaient pour habitude de débouler en plein milieu de l’atelier, leur emploi du temps totalement perturbé par des moments de parloir ou des rendez-vous juridiques et médicaux. Elles arrivaient sans prévenir, et partaient sans prévenir.
On leur proposait de temps à autre d’aller voir Christophe, mon compagnon de route de la compagnie La Morsure, qui se tenait assis à la table de collecte. Elles parlaient leurs écrits, il écrivait leurs parlers.
Sortir de l’ombre
Parole
Aliénation
Poids
Histoire
Émancipation
Morbide
Maquillée
Monstre
Pendaison
Perdue
Elles ont écrit des textes à trous au trou. Elles ont troué le réel de la prison en remplissant des trous dans des phrases trouées.
Tout au long de l’atelier je leur posais des questions pour les pousser en tant qu’artistes.
Parce qu’elles étaient artistes invitées à présenter Plates Coutures. Et elles avaient des choses à dire, et à faire. Elles devenaient commissaires de l’expo.
Permutation des rôles ? Oui, certainement. Mais ce n’était pas qu’un jeu : un moyen de dire JE.
Donner la possibilité d’être artiste face à l’artiste.
Et ça les libérait. Et je les entendais jouer entre elles, j’entendais des « On fait comme si ». « On dirait que ». Comme un truc d’enfants.
Dans le jeu elles devenaient sachantes.
Elles s’auto-mettaient en scène.
Entre elles.
Pour elles.
Avec Yann, le troisième comparse présent pendant cette action, elles apprenaient à se prendre en photo, à poser pour elles.
Cahin-caha je me suis mise en objet.
Je suis devenue une Plate Cousue.
Un objet à coudre par elles.
Là, sur la photo, c’est moi, prisonnière d’elles.
C’est moi, enrubannée, encouturée par les détenues.
C’est moi, dans leur nasse.
Cousue de fil rouge.
Là, sur la photo, c’est moi,
prisonnière d’elles.
Là.
C’est moi.
Sur la photo.
Dans leur nasse.
Là.
Ce sont elles.
Sans le creux de la photo.
Dans leur nasse.
Là.
C’est moi, ce sont elles.
Dans nos nasses rouges.
Là.
Ce sont mes mots.
Oui c’est ça, ce texte.
Que tu écris, Joël.
Ce sont mes mots dits.
Fidèle et infidèle.
Là.
Ce sont leurs mots.
Rouge de feu.
Rouge de sang.
Rouge de rire.
Rouge colère.
Rouge de jeu.
Là.
Ce sont leurs mots collectifs.
Leurs jeux.
Devenant je.
Là.
Ce sont elles.
Et j’en pleure.
Et j’en ris.
Et je les aime.
Et je les rouge.
Et je les lis.
Rue Kleber la nuit avec les lampadaires jaunes quand il n’y a personne
Avant pendant après le livre compagnon fidèle d’une loyauté indéfectible
Avant the girl in Panama fredonné les moments de bonne humeur
Après la chambre de l’enfance
Avant, je jardin de ma grand-mère parfumé au lilas
Après, l’odeur de tabac sur le manteau de Cécile
après sa dernière clope du soir
Avant les olives les figues et la fleur d’oranger
Avant le bœuf bourguignon pour les enfants
Avant le champ de coquelicot battu par le vent avec les bleuets au milieu
Pendant, les délicieux pruneaux avec cette viande
Avant le plus vieux pyjama à manches longues déchirées avec des petits nounours dessus
Avant pendant après Marlon Brando moulé dans un Marcel
Pendant Christophe La chanson Aline j’avais dessiné sur le sable son doux visage
Après le caramel dévoré le soir en lisant sous la couette duveteuse
Avant les cloches qui retentissent pendant que je bois mon café
Avant la cafetière Senseo des voisins le matin
Avant un chandail vieillot, informe et confortable
Avant, 25 janvier 80, Laetitia
Avant la nuit qui s’abat dans mon lit avec Julien Love you
Après quiche aux lardons œuf avec de la salade
Avant pendant après le bruit du tonnerre le vent qui se lève, les bourrasques, l’air qui crépite, les éclairs
Après les ciseaux utiles pour la broderie et la couture
Avant pendant après une femme avec une femme
Avant dans mon bain chaud avec la fin d’un livre
Pendant, pull oversize de la confédération paysanne avec le point levé floqué derrière
Pendant qu’il m’embrasse le cou.