Joël Kérouanton
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     contribution pour le colloque A.Sayad

POUR OUVRIR UN DÉBAT CITOYEN SUR L’IMMIGRATION MÉDIATIONS SOCIALES ET CULTURELLES AUTOUR D’ABDELMALEK SAYAD (1933-1998)

Journée d’échanges Vendredi 16 novembre 2012 Paris, Grande Halle de La Villette

« L’immigré, c’est celui qui n’est pas d’ici lors même qu’il est là, qu’il a toujours été là». En affirmant cela, lors d’un entretien avec Hassan Arfaoui, Abdelmalek Sayad ignorait qu’il allait participer à la réflexion d’étudiants travailleurs sociaux et de l’équipe pédagogique qui les accompagne. Une réflexion toujours en cours, dans un institut de formation en travail social français, plus précisément en Seine-Saint-Denis, dans le département où l’immigration est la plus importante du territoire national.

Celui qui n’est pas d’ici lors même qu’il est là. Une question de place. La place, c’est un peu comme la parole, elle se prend et elle se donne. Elle se travaille. Elle se met au travail. Mais en ce qui concerne les personnes en difficulté que les étudiants sont amenés à accompagner, cette place n’est pas donné d’avance. Un peu comme la fabrique d’un savoir, il s’agirait d’un sport de combat. La place est conditionnée par la société, par le regard qu’on porte sur ceux qui sont à la marge, sachant que bien souvent, dans un cahier,c’est la marge qui tient la page.

Les sans (domicile-fixe, éducation, emploi, papiers, statut, protection), les minorités ne sont pas « d’ici », au sens ils ne sont pas « là », dans le circuit professionnel et social «ordinaire ». Mais ils sont là, parfois depuis longtemps. Et ils participent, autant que leur pairs, au vivre-ensemble. Et les travailleurs sociaux ne peuvent penser (panser) ces plaies s’ils ne cherchent pas autant à trouver des solutions qu’à comprendre d’où ces mises à l’écart proviennent. Comprendre et agir. Si les deux objet d’étude ne font pas qu’un, il y a mutilation, un peu comme Sayad à propos de l’immigration, qui estimait que l’immigration était un objet d’étude mutilé si l’émigration n’était pas autant étudié que l’immigration. Comprendre, sortir de nos préjugés, ce que Sayad résumait, toujours dans son entretien avec Hassan Arfaoui, par la formule « connaitre l’eau du bain, d’où elle provient »[1].

Mais comprendre, ce n’est pas seulement observer le monde, c’est aussi se mettre au balcon et se regarder marcher sur le trottoir. C’est, pour le futur travailleur social, se penser autant que penser le monde, s’observer agissant et pensant, puisque le principal instrument de la mise en œuvre de leurs missions reste, même s’il s’agit le plus souvent de travail en équipe, leur personne elle-même. Aussi, pour mettre au travail cette posture, nous avons proposé aux étudiants la production d’un écrit que nous nommons ‘‘récit de formation’’, un dispositif d’appropriation critique des enseignements, lieu de discussion du positionnement professionnel, dans une forme d’écriture plurielle où il est repris les contenus d’un « panier de formation ». Le récit de formation, feuille de route de l’autorisation intellectuelle, pour trois ans et plus tard, où vivre la formation peut être consigné dans quelque chose qui appartient à l’étudiant, à lui de le partager avec ses pairs ou le formateur, voir de le rendre public en l’intégrant par fragments à ses travaux académiques.

Plutôt que de formater la pensée de l’étudiant, le formateur l’aide donc à trouver sa forme de pensée dans le cadre d’une écriture plurielle, la plus libre possible, où son « art de faire » est mis au travail. L’occasion de penser, sans langue de bois, certaines valeurs du travail social portée par l’institut, et notamment « s’efforcer toujours de comprendre et de se comprendre, de dire ce qu’on pense et de se demander pourquoi on le pense, ce qu’on s’efforce de faire et pourquoi on le fait ainsi et pas autrement et de rendre compte, à soi-même et à autrui » (extrait du projet d’établissement de l’IRTS île-de-France).

Pour amener les étudiants travailleurs sociaux à se penser autant que penser le monde, à penser autant leur soi personnel que leur soi professionnel, nous avons proposé aux étudiants de découvrir le travail de Didier Éribon à partir de son essai d’auto-analyse Retour à Reims, un récit dans lequel les étudiants ont pu penser la question des minorités chères à Abdelmalek Sayad, et éprouver l’idée que le récit pouvait être l’espace théorique des pratiques. En racontant je produis de la connaissance. Retour à Reims est une illustration de cela, tant dans la forme que dans le fond.

Le récit encore quand les étudiants ont raconté leur expérience de lecture dans le cadre d’une lettre de (non)recommandation de lecture[2], dont une réponse collective a été produite par l’équipe pédagogique. Car il s’agissait autant d’aider les étudiants à penser que de nous mettre nous même dans une situation de penser. Une prise de risque mutuelle, sans quoi la dynamique de recherche s’estompe. On pourrait même affirmer que les lettres nous ont permis de mettre au travail notre fonction de formateur, et de nous questionner : « qu’avons-nous à apprendre des étudiants ? Qu’est-ce qu’ils ont à nous enseigner ? ».

Ce qu’il ressort de ce travail, c’est que les étudiants ont pu nous convaincre de l’utilité d’un tel livre, voir de la nécessité, pour le futur travailleur social, de faire un retour sur lui-même. D’entreprendre un travail de soi sur soi. De parvenir à tirer profit des acquis de l’expérience, par la recherche d’une posture impliquée. Il y aurait donc un lien entre l’histoire singulière de Didier Eribon et les sciences humaines et sociales (ce que nous nommons à l’institut les « savoirs contributifs »), un lien entre le récit de vie et la vérité sur le monde, et c’est pourquoi beaucoup ont répondu positivement à la question : peut-on faire d’un parcours de vie une généralité ? L’un des étudiants allant même conseiller, non sans humour, la lecture du livre « même si le lecteur n’a aucun problème ».

Globalement, les étudiants ont apprécié la franchise de Didier Éribon, faisant de son homosexualité un objet de recherche. Ils n’ont pas focalisé sur ce parti pris, ni ironisé ou moqué le parcours de vie de l’auteur — c’était bien évidemment le risque, les travailleurs sociaux (dont les formateurs font parti, de façon indirecte) n’étant pas en dehors du monde et le monde sait parfois être discriminant envers les minorités quelles qu’elles soient. Dans cette lecture, des questions sont arrivées, par récurrence : doit-on rester prisonnier de ses origines ou peut-on s’autoriser à échapper à son destin pour se griser de liberté ? Est-ce que si on veut on peut ? L’accompagnement mené par des professionnels en travail social peut-il disparaître au profit de la seule bonne volonté de l’individu ? Doit-on opposer assistance et volontarisme ?

Alors, pourquoi parler ici de Didier Eribon ? Ce sociologue-philosophe-essaiyste-écrivain fit un papier élogieux du livre « La double absence » d’A. Sayad, dans le Nouvel Observateur. «Quel livre ! Quel choc ! Les articles de Sayad sur l’immigration et les immigrés ont animés d’une force théorique si tranchante qu’elle fait vaciller toutes les catégories de la pensée institué, qu’elle soit spontanée ou savante. Mais cette radicalité théorique s’accompagne d’une telle puissance émotionnelle, d’une telle noblesse du regard, que l’on ne peut refermer ce volume sans éprouver un profond sentiment de perturbation intellectuelle et affective. Ce qui contribue à faire de ce recueil un évènement exceptionnel » [3].

La deuxième année arrivant, nécessité était de poursuivre ce travail du récit par la découverte d’un intellectuel en filiation théorique avec D. Eribon, mais en contrepoint, mettant en avant sa pensée, le concept, avant son histoire personnelle : Abdelmalek Sayad. Et ce n’est pas arrivé par hasard. Par une rencontre et un travail avec Yves Jammet et l’Association de Prévention du Site de La Villette (APSV), avec qui nous collaborons depuis maintenant trois années dans le cadre de la découverte de L’Artère-Le jardin des dessins, de Fabrice Ybert, oeuvre d’art anti-monument aux morts du SIDA. Nous allions passer d’un travail de sensibilisation aux arts plastiques et de réception créative autour de l’Artère, à un travail intellectuel autour de Sayad fait d’une grande plasticité. Tout cela par la médiation d’Yves Jammet, qui fit le pont entre deux présences qui s’ignorent, l’oeuvre de Sayad et les étudiants/formateurs de l’IRTS île-de-France.

Même si la lecture de Didier Éribon a marqué les étudiants par son maillage entre récit de vie et conceptualisation, par son traitement des questions minoritaires et notamment de l’homosexualité, par son analyse du rapport politique de la classe ouvrière, force est de constater qu’il en a choqué plus d’un par la mise en avant de l’histoire de l’auteur. Travailler sur le pensée de Sayad, c’était l’occasion de penser la trajectoire et l’identité par une autre façon, où le chercheur est plus en retenue, et se préoccupe de l’authenticité du discours de l’autre, avant de mettre en avant le sien. Un rapport au terrain et à l’objet d’étude dans une altérité qui ne déconstruit pas l’authenticité de la parole recueillie.

On le voit avec Zahoua, dans « Les enfants illégitime », long article du livre L’immigration ou les paradoxes de l’altérité[4]. Zahoua, environ 20 ans, née en France dans une famille de six enfants, dont les trois premiers nés en Algérie et les trois derniers né en France. Zahoua est le 5ème enfant de la fratrie. Etudiante en France, elle rentre au bled et s’engage à Alger dans le « volontariat »[5] et rencontre des algériens et algériennes de tout horizon. Sayad n’intervient pas dans la parole, ne l’analyse pas immédiatement. Il en restitue l’entièreté, la langue, la petite musique des mots. La retranscription de l’entretien est une écriture en soi. C’est seulement après que Sayad se permet des hypothèses, qu’il s’autorise à « monter en généralité ». Extrait de la parole  de Zahoua, réceptionnée et restituée par Sayad : « (…) Quand j’ai rencontré ces gens que je me disais de mon âge, du même niveau que moi, j’ai alors voulu retourner au bled : au moins là-bas, c’est plus sain, les gens sont des naïfs, c’est tout. A la fin, je me disais : « c’est pas possible ; je vais pas pouvoir…, je n’arriverai jamais ». (…) A me faire à ce pays, à ces gens…, malgré que je le voulais. J’ai tout fait pour ça, pourtant (…). En tout cas, à Alger, je pouvais pas rester. J’étouffais à Alger… La première fois, quand j’ai vu Alger, quand je me suis promenée comme ça dans la rue, c’est à peine croyable. Tu te demandes où tu es. C’est pas possible ! En plus, il y avait un décalage entre les villes et les campagnes qui était plus grand, qu’on sentait plus fort. Et pendant ce temps, tu avais toutes ces filles —tu te demandes d’où elles tombent : si c’est de la lune ou de Mars— qui se baladaient dans la rue comme elles le feraient à Paris ou à St Trop… Comme s’il se passait rien. Vraiment, comme si elles étaient je ne sais pas, moi, où ? … Dans leur milieu naturel, comme si ça avait été leur milieu naturel. Alors que tout autour, y a de ces contrastes… époustouflants ! Qu’est-ce que tu vois ? Qu’est-ce que c’est comme ville ? Des souks arabes… Des bidonvilles… Des quartiers entiers, en plein centre de la ville, (où) tu te croirais dans un petit village, comme à la campagne, en plein bled. Des quartiers ruraux. Il y a de tout à Alger… A côté de ça, des quartier urbains…, les beaux quartiers…, des quartiers résidentiels (…). C’est toujours ça qu’on dit… des villes des pays sous-développés ; c’est comme ça le spectacle de ces pays (…). Mais si ça peut faire plaisir aux touristes, moi, je peux pas être touriste à Alger. Je peux pas… De quoi ça a l’air ? »

S’appuyer sur un chercheur, c’est une boussole pour qualifier la pratique, si on a envie de cheminer professionnellement. Sayad, un sociologue de l’action et pas seulement de la réflexion, nous aiderait à travailler la question de l’identité professionnelle des étudiants travailleurs sociaux, à travers un dispositif de formation en trépied : 1) la lecture de l’article Les enfants illégitimes et le fameux récit de Zahoua, 2) l’intervention de Nabil Neffati, docteur en sociologie, et de Yves Jammet auprès des étudiants et de l’équipe pédagogique, 3) la mise en œuvre de l’exposition Ici-là-bas – La sociologie de l’émigration-immigration dans les murs de l’Institut, au cœur de la vie estudiantine.

Ou comment la sociologie de Sayad sort des laboratoires et va à la rencontre de la vie quotidienne de ces futurs travailleurs sociaux pour avoir des outils et agir sur le monde. Des chercheurs et praticiens en herbe, travaillant une posture de curiosité sans cesse renouvelée.

Pour aller plus loin, nous commençons à imaginer comment amener les étudiants à être producteur de connaissance… à les mettre en position de conférencier… à recueillir auprès de leur pairs ce que la pensée de Sayad fait émerger dans leur parcours de professionnalisation, et à la restituer lors des Fêtes de la pensée, rituel de passation, non académique, non évalué, qui met à l’honneur un auteur tous les ans, des chercheurs qui ont contribués à la fabrication de savoir, ici et maintenant, avec et parfois grâce aux étudiants. En 2013 ce sera Sayad qui sera mis à l’honneur. Ça ce sera en juin et nous commençons à nous y préparer. Avec l’idée, utopique, que les étudiants s’emparent tant de la pensée de Sayad, de ses méthodes, de sa rigueur, de son humilité et qu’ils puissent traduire en acte cette posture dans leur pratique professionnelle, dans le récit de formation peut-être, voire dans les écrits de certification. Et mettre en acte ce que Sayad disait : chacun d’entre nous peut être un « acteur de culture».



Note:

[1]Histoire et recherche identitairesuivi de Entretien avec Hassan Arfaoui, Bouchène, 2002, 113 p. | Retour au texte

[2] Si vous êtes appelé à recommander ce livre à un travailleur social, quelle argumentation développeriez-vous pour lui donner le désir de le lire ?| Retour au texte

[3] Référence article du Nouvel Observateur… | Retour au texte

[4] L’immigration ou les paradoxes de l’altérité. 1. L’illusion du provisoire. 2. Les enfants illégitimes. Abdelmalek Sayad. Éditions RAISONS d’AGIR (2006)| Retour au texte

[5] « Volontariat » : II s’agit des stages d’été organisés pendant les vacances scolaires à l’intention des étudiants algériens des universités algériennes et étrangères (françaises surtout) afin de les «mobiliser» au profit de certaines tâches dites d’intérêt national. | Retour au texte

Mise en ligne le 9 septembre 2014