
On ne s’en sort pas. Il y a toujours celleux qui conçoivent l’action culturelle et artistique, et celleux qui la pratiquent. L’écart s’agrandit, jusqu’à faire émerger, malgré nous et contre nous, ce procès en élitisme par une partie de la population (« Ça ne nous concerne pas ! », « J’y comprends rien ! », « On pourrait mettre cet argent ailleurs ! », « J’ai pas besoin de ça ! », « C’est perché ! »). Et la décision idéologique de supprimer 73% des subventions culturelles dans la Région Pays de la Loire surfe sur ce ressenti : à l‘image du champ sociétal, le champ culturel présente une fracture, dont le cœur de sa pratique n’est certainement pas étranger à ce procès, avec des situations de violences symboliques entre les « payés » et les « payants », entre celleux qui impulsent et œuvrent pour le travail artistique et culturel… et celleux qui ne le fréquentent pas. Au final, on peut s’émouvoir que l’action culturelle produise des effets de domination et d’exclusion. Mais qu’avons-nous tenter pour remédier fortement à ce retour de manivelle ?
Pour faire un détour par l’éducation populaire, l’idée était belle et grande que les pratiques artistiques et culturelles aient mission de créer les conditions politiques de l’émancipation. En d’autres termes, ces pratiques, qu’Antoine Vitez appelait à tendre vers « l’élitaire pour tous », auraient pour idéal d’aider chacun·e à fabriquer sa conscience politique, au sens de saisir/de comprendre/d’éprouver/de penser les conditions de la domination et de l’exclusion dans le champ sociétal. Il y a certainement encore à traverser et à s’outiller de ces pratiques d’éducation populaire. Mais est-ce suffisant ?
Si l’on s’en tient aux actions culturelles conçues comme outils de développement social ou urbain, se pose la question maintenant de comment continuer à « agir cette culture », si agir la culture est le bon terme — les droits culturels diraient plutôt « acter, par des expériences, la culture de toustes ». Comment faire pour que chacun·e éprouve la démocratie culturelle (en désignant du sens : une voix, un sens) au lieu de subir ce que d’aucuns nomment la démocratisation culturelle, une forme déguisée de transmission d’une culture à celleux qui n’en auraient pas. Il y a là un horizon à tracer pour des espaces réellement participatif et qu’en retour cette démocratie culturelle — le pouvoir culturel par le peuple — puisse avoir un impact sur la posture citoyenne en situation de « matin brun » : nous entrons dans une période trouble, « libertarienne », où, par souci d’expression libre et totale, les franges les plus extrêmes à droite sont en passe de l’emporter sur le progrès social et l’égalité entre les humain·es.
Pour accompagner le système d’offre culturelle — des élu·es, des technicien·nes et des artistes proposent des parcours artistiques et culturels aux usager·es du territoire — et de souscription à l’offre culturelle — quelques autochtones, parfois les moins éloigné·es des circuits ordinaires de la vie sociale, répondent aux propositions culturelles et y participent —, n’y aurait-il pas la possibilité d’« angler » les choses autrement, par les outils premiers de la démocratie, à savoir le tirage au sort ?
La démocratie représentative — notre système politique actuel — est opposée à la démocratie puisque c’est un moyen pour « l’élite » de confisquer le pouvoir au « peuple ». Le système démocratique propose à certain·es citoyen·nes de représenter les autres citoyen·nes sur l’idée sous-jacente que certain·es sont compétent·es à diriger et d’autres ne le sont pas. Pour le philosophe Jacques Rancière, le système représentatif est la haine de l’égalité : il raconte, en quelque sorte, que les gens sont fondamentalement inégaux. Nous sommes dans une oligarchie, prolonge le philosophe, nous sommes gouverné·es par des gens qui seraient intelligents pour gouverner, et d’autres qui ne le seraient pas. Ce groupe de gens s’accapare le pouvoir et se reproduit entre-el·leux. Et les citoyen·nes sont censé·es être passif·vs et souscrire à ce qui est reproduit par le vote. Il n’y a donc pas de crise de la démocratie, puisqu’il n’y a pas de démocratie, affirme Jacques Rancière dans « La haine de la démocratie » (2005 – La Fabrique).
Pour ce philosophe, il s’agit de créer les conditions d’une démocratie subversive, par le tirage au sort, comme dans la Grèce antique. À Athènes, la démocratie directe était pratiquée, et une des particularités majeures était l’usage du tirage au sort pour désigner certain·es magistrat·es et membres des institutions politiques. L’idée était de limiter l’influence des plus riches et des plus influents, et de permettre à chaque citoyen de participer à la gestion de la cité1. Ainsi, on refusait l’idée qu’il y aurait des citoyen·nes plus compétent·es que d’autres. Nous sommes toustes capable de penser et de proposer, en d’autres termes on ne naît pas compétent·e, on le devient. Selon Jacques Rancière, ce qui hiérarchise les humain·es ce n’est pas le manque de compétences ou d’instruction, c’est plutôt le fait que l’on se croit moins intelligent·e que les autres, on s’autocensure. Et là, on voit bien que le lien avec nos préoccupations artistiques et culturelles prend tout son sens : combien de fois n’avons nous pas rencontré des personnes qui se disent non légitimes à participer à des créations ou des évènements culturels ? Et combien de fois n’avons nous pas rencontré des professionnel·les du social, de l’éducation, de l’animation, parfois même des élu·es, qui se disent, ielles aussi, non légitimes à pratiquer un art, à entrer dans une salle de spectacle ou à déambuler dans une exposition ? Ou pis, combien de fois n’avons-nous pas rencontrer des acteur·ices culturel·les réticent·es à « donner de la confiture aux cochons » comme on peut parfois entendre au détour de conversations informelles.
Les Cours d’Assise pratiquent déjà et depuis 1810 le tirage au sort, avec cette idée, justement, qu’un·e citoyen·ne informé·e et responsabilisé·e pouvait être au plus juste dans son jugement moral. Et peut-être plus juste que des professionnel·les de la justice, non représentatif·ves car appartenant au même corps de métier et de pensée. Cette pratique populaire est maintenant communément admise, et s’est fondue dans les habitus de la justice. Dans ce même mouvement de pratique démocratique, les Conventions citoyennes pour le climat (2019) ou sur la fin de vie (2023) ont montré·es que des citoyen·nes informé·es et accompagné·es pouvaient faire des propositions fines pour le devenir commun. Là aussi le tirage au sort a été plébiscité et applaudi, sans que quiconque ne le remette en cause.
Alors, qu’en est-il du champ culturel et créatif ? N’y a t-il pas « quelque chose » à inventer qui fasse usage de ce terreau démocratique qu’est le tirage au sort ? N’y aurait-il pas un dispositif à imaginer qui mette le hasard et la citoyenneté au cœur de nos gestes créatifs et participatifs, aidé par l’expérience d’associations, de coopératives, d’institution culturelles habituées à manier les outils culturels ? Quelles en seraient les modalités ? Les pièges ? Les conseils citoyens2, en France, pourraient nous accompagner dans cette réflexion. Une veille est à mener sur nos territoires d’action mais aussi au delà des frontières nationales, pour connaître d’éventuelles expériences culturelles avec tirage au sort qui ont déjà été tentées ou qui se tentent en ce moment. Les droits culturels, de leur côté, pourraient aider à construire cette nouvelle démocratie culturelle — radicale par son approche égalitaire mais tellement plus ouverte à l’intelligence de toustes.
Nous voilà avec un horizon culturel fort dans un contexte d’étouffement en Région Pays de la Loire (et probablement l’ensemble de l’hexagone dans les années à venir), où seules les suppressions des élans et des actions réalisées depuis l’après-guerre ont lieu d’être depuis fin 2024, avec un récent vote budgétaire de mise à mort de la culture, avec une destruction programmée, sans perspective de devenir. Le tirage au sort dans le champ culturel, système d’égalité réelle d’intelligence entre les citoyen·nes — le bon espace culturel, c’est l’espace en présence de celleux qui ne veulent pas « culturer » parce qu’i·elles ne se sentent pas légitime et craignent de ne pas être « à la hauteur » — proposerait un nouvel élan de la démocratie culturelle, et une nouvelle impulsion des métiers créatifs et culturels.
L’on connaît la lourdeur des institutions culturelles, on méconnaît encore l’agilité de l’entrepreneuriat culturel. Au sein de la coopérative Oz — une Coopérative d’Activités et d’Emploi® (CAE) qui soutient et pérennise les activités et emplois artistiques, culturels et créatifs par la dynamique collective et solidaire en Pays de la Loire —, nous pourrions expérimenter cette pratique du tirage au sort. Un atelier spécifique, pourquoi pas à l’occasion du fameux « Laboz »3, pourrait voir le jour, autour des « Nouvelles pratiques de la démocratie culturelle : quels moyens d’agir ? ». Au sein de cette journée d’expérimentation, ouverte aux acteurices culturel·les et sociaux de la Région, seraient testés quatre ou cinq projets allant dans ce sens.
Au moment de cette contribution écrite, j’entrevois un projet, dans ma propre activité artistique, qui pourrait soutenir une telle démarche : Le Livre imaginaire4, un spectacle participatif favorisant l’émergence de paroles des personnes présentes. Avec la Maison de quartier de Kerlédé, à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), nous programmons en 2025, 2026 et 2027 de créer des parcours d’expression des habitant·es et des acteurices des micro-territoires de Kerlédé (maison de quartier, école, associations, commerces) autour des problématiques de renouvellement urbain, d’occupation de l’espace public et du sentiment d’isolement, afin d’encourager l’appropriation du cadre de vie et le vivre-ensemble dans ces phases de transitions. L’ambition de cette action, qui se déroule dans le cadre d’un Contrat ville dédié aux quartiers prioritaires de la politique de la ville, est de favoriser l’expression de subjectivités multiples et l’émergence de l’inattendu.
Le projet s’inscrit au cœur des microterritoires de Vinci, de la Galicheraie et de Jean Zay, avec des animations culturelles associant au mieux la population et les acteurices du territoire, et ouvertes à tous les habitant·es de la ville de Saint-Nazaire et au-delà.
Cette aventure participative du Livre imaginaire sera menée dans ces trois microterritoires, dans un lieu public, en intérieur ou en extérieur, autour d’une problématique à chaque fois coconstruite avec les habitant·es et les acteurices locaux·ales.
A chaque expérience, un groupe complice d’une quinzaine de personnes est constitué, qui prépare, coanime et évalue l’évènement pouvant regrouper une centaine de personne. Ces groupes complices vont constituer le poumon du projet et être moteur dans cette démarche émancipatrice autour d’une improvisation littéraire collective, suivi d’écritures de création, de lecture à voix haute, d’une édition et de sa diffusion.
Nous voilà au cœur de notre sujet, et de sa complexité : comment ces complices vont être sollicités ? Sachant que l’enjeu premier est d’associer des personnes isolées, en rupture avec les usages ordinaires de la cité (et parfois en rupture avec les dispositifs d’aides sociales), qui donc va être partie prenante et se porter volontaire pour venir à quatre reprises, pendant deux à trois heures, et coanimer ce projet … ??? Va t-on opérer un travail de rue (voire des maraudes !) pour, bon an mal an, créer des liens sociaux suffisamment confiants afin d’associer ces habitant·es aux différentes phrases du projet ? Et si ielles n’ont pas le temps au moment même où le projet a « besoin d’elles » ? Si ielles n’ont pas la disponibilité mentale d’être là au moment où il est nécessaire pour l’avancée du projet culturel, et qu’i·elles nous font faux bon ? Car les projets participatifs à dimension culturelle ont leurs exigences propres, leurs rigueurs spécifiques, et leurs réussites s’appuient sur des protocoles d’action tramés par maint détails, à commencer par des contributions humaines lors de temps définis en amont et en aval. Et bien sûr, ces démarches pouvant créer des « phénomène de redoublement des inégalités auquel la participation peut paradoxalement conduire »5, il s’agira, en sus du tirage au sort, de lutter contre les inégalités sociales et les injustices épistémiques liées à ces « démarches-pièges », par exemple en menant le projet hors les murs de la maison de quartier. Une actrices culturelle, qui s’est associés à cette réflexion, préconise même de mener des ateliers dans les supermarchés : tout le monde y va.
Le tirage au sort présenterait ici un triple intérêt : il ciblerait toutes les personnes d’un quartier et proposerait de s’étendre à l’ensemble de la ville (par exemple 66% du « quartier cible » et 33% du territoire global de la ville, avec des quotas permettant une mixité scolaire, professionnelle, géographique, de genre…). Il pourrait s’appuyer sur les listes électorales et associer en complément des listes de personnes n’ayant pas accès au droit de vote : les étrangers sans papier, les étrangers hors union européenne, les personnes sans résidence ou domicile fixe, ou encore les enfants, même dès la naissance, puisque être un enfant, « c’est déjà une forme d’expertise sur le monde », comme le rappelle l’écrivaine et universitaire Clémentine Bauvais6. Ces listes seraient constituées par les services de la Ville, les services sociaux, les conseils citoyens et les associations locales d’aides aux personnes vulnérables, avec une vigilance première : nombre d’habitant·es considèrent les organisations sociales et culturelles comme des « agents de la norme »7 et craignent d’être en contact avec elles sous peine d’être repérées, dénoncées voire expulsées.
Enfin, en référence aux pratiques de la Cour d’Assise ou des Conventions citoyennes, le tirage au sort donnerait lieu à des sollicitations obligatoires, avec des indemnités compensatoires. Sinon, comment s’assurer de la présence des personnes ? Rappelons-nous : le bon espace culturel, c’est l’espace en présence de cel·leux qui ne veulent pas culturer. L’indemnité compensatoire réglerait aussi, en partie, le problème de la relation asymétrique entre payé·es (les acteurices culturel·les et social·e·x) et payant·es (les publics participants et contributeurs). Une indemnité qui reste à inventer dans son montant et dans sa forme… On peut imaginer par exemple une indemnité fixée sur le barème du salaire médian en France (14 euros net de l’heure) transmis en numéraire, voire sous la forme d’une enveloppe proche du Pass culture, qu’il est possible d’utiliser pour aller au cinéma, au musée, dans un festival de musique ou en librairie indépendante. Les fonctionnaires des collectivités territoriales et les fonctionnaires d’État seraient mis à disposition, permettant de fait d’augmenter l’enveloppe financière pour les autres habitant·es. Pour l’action 2025 du Livre imaginaire, chacun des quinze complices sera sollicité·e à quatre reprises pour une dizaine d’heures au total. Faites le calcul.
Ces modalités de mise en œuvre sont tout l’enjeu de cette « nouvelle démocratie culturelle », et l’on n’aura jamais fini de les questionner tout en les mettant au travail. Elles auraient certes un coût — environ 6 % de l’enveloppe dédiée au projet culturel global —, elles possèderaient leur risque — la fraude électorale —, elles présenteraient une lourdeur administrative — la présence de huissier de justice ou faisant fonction de —, elles auraient leurs questions éthiques— établir une liste d’inscrit·es la plus large et la plus juste possible —, elles seraient nouvelles et donc sujettes à grandes résistances administratives et politiques.
Rappelons-nous. Nous sommes encore proche de cette historique campagne électorale française, après la dissolution de juin 2024, où l’extrême droite française n’avait jamais été aussi proche du pouvoir avec son lot de conséquences potentiellement dramatiques pour les pratiques de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Depuis, ces idées brunes se diffusent, s’infusent, s’incorporent dans les corps. D’où qu’ils viennent, partout en France, les multiples recueils de témoignages d’électeur·ices semblaient donner une place particulière à cette phrase : « On n’a jamais essayé. » Avec comme variante : « Pourquoi pas [leur] donner leur chance ? » On n’a jamais essayé non plus la démocratie culturelle à la façon de la Grèce antique. Et si on lui donnait une chance ?
Joël Kérouanton
Écrivain, directeur artistique du projet Écrire Dans La Ville8
Le 10 janvier 2024 – Espace Mabon, Nantes – Dans le cadre de Youpi days !9organisé par la coopérative Oz. Quinzième version, revue et corrigé, 16 juin 2025.


- Cela dit, seules les citoyens hommes adultes et athéniens pouvaient participer à ce système, excluant les femmes, les esclaves, les métèques (étrangers résidents), les enfants et, de fait, les travailleurs pauvres.
- Conseils citoyens : structures indépendantes du pouvoir politique, ayant pour objectif la participation active et directe de l’ensemble des habitant·es et des acteurices des quartiers, dans l’élaboration et la mise en œuvre des contrats de ville.
- Le Laboz est un espace de bêta-test entre entrepreneurs culturels et créatifs, basé sur l’accompagnement entre pairs et dédié à l’émergence de projets.
- Un jeu littéraire public alimentant un vrai-faux catalogue. Site dédié : https://lelivreimaginaire.net
- Marion Carrel, « Pluralité des savoirs et puissance des injustices épistémiques », SociologieS [En ligne], Dossiers, mis en ligne le 13 juin 2024, consulté le 22 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/sociologies/23405 ; DOI : https://doi.org/10.4000/11ulg
- Clémentine Bauvais, « Pour le droit de vote dès la naissance », Gallimard, 2024
- Voir à ce sujet le témoignage de Jean-Jacques Schaller, sociologue
- Écrire Dans La Ville a la couleur d’une « compagnie littéraire », avec ses ateliers, ses temps forts et ses échappées dédiés à l’émergence des écritures de création.
Ces manifestations à dimension créative sont inscrites dans un temps long. Elles évoluent au Garage à Saint-Nazaire, dans un espace scénographié, et peuvent inclure d’autres disciplines artistiques. Elles se déploient parfois dans d’autres lieux, sur d’autres scènes, en s’associant à la programmation de maison de quartiers, de tiers-lieux, de structures culturels ou de festivals, ou en appui de programmes universitaires. C’est l’occasion d’expériences collectives interrogeant la relation des spectateur·ices et des lecteur·ices avec des œuvres. - Les Youpi days sont initiés par Carine Hily et Émilie Duval, chargée d’accompagnement à la coopérative Oz. Les objectifs ? Se retrouver, mieux se connaître, échanger, coconstruire et sortir de l’isolement. Imaginé comme une journée en forum ouvert, ce rendez-vous suit une méthodologie pour structurer les échanges et le travail en collectif. Plus d’infos : https://www.oz-coop.fr/ateliers-youpi-day