Joël Kérouanton
  • Écrivain
  • Atelier Écrire dans la ville

TEXTE PUBLIÉ DANS LES REVUES  : CASSANDRE / HORSCHAMP n° 74, ÉTÉ 2008, pp. 78-79. ; LIEN SOCIAL 25 SEPTEMBRE 2008, pp. 22-23.

Lettre ouverte à M. Bertrand, ministre du Travail, des Relations sociales et de la Solidarité

 

Ça a commencé par les bonbonnes pour fontaines à eau, installées à la suite du « plan canicule » du ministère de la Santé. On nous a dit : Faites des économies, buvez l’eau du robinet ! … On a bu l’eau au robinet.

Quelques semaines après, c’était le tour des stylos. On nous a dit : Débrouillez-vous avec ce que vous avez … On s’est débrouillé ; pour écrire, on se débrouille toujours.

 

Nous cherchions des livres. On nous a proposé des livres anciens, des occasions récupérées de-çi de-là – économie budgétaire oblige. Nous n’avons rien contre les vieux livres, certains sont des merveilles. Mais on voulait aussi des livres de poésie, des romans et du théâtre contemporain, des livres d’auteurs vivants : le monde bouge, nous cherchions des livres qui évoquent ce monde en mouvement, nous voulions inviter ces auteurs à rencontrer les personnes accueillies. Au lieu de cela, on a dû se contenter d’imaginer les livres qu’on aurait pu lire … Et les auteurs ne sont jamais venus.

Les postes informatiques avaient « buggés », nous demandions leur renouvellement. Nous avons eu du matériel en fin de vie. Mais pourquoi ce matériel serait-il opérationnel pour nous ? On nous a dit : Votre ambition vous perdra ! … On a continué à avoir de l’ambition, on a continué à chercher comment les travaux des personnes accueillies pouvaient être sauvegardées.

On nous a dit : Les déjeuners se prennent en ville ou à la cantine municipale (à 2 km), et vous avez des minibus. Mais ils étaient régulièrement indisponibles. Alors on nous a dit : Chacun y va par ses propres moyens. Mais certaines personnes handicapées ne pouvaient pas marcher … On a apporté nos véhicules.

Le pire c’est qu’on commençait à s’habituer au rien. On se disait : C’est l’époque qui veut ça, il faut faire un effort. Alors nous avons apporté nos livres. Nos stylos. Nos outils. Nos ordinateurs. Mais aussi nos idées. Notre temps. Notre sueur. 

Et puis un jour quelqu’un a crié dans les couloirs : IL N’Y A PLUS DE PAPIER-TOILETTE !!! IL N’Y A PLUS DE PAPIER TOILETTE !!! IL N’Y A PLUS DE PAPIER TOILETTE !!! On nous a dit : Il faut attendre de savoir si l’établissement est « viable » avant d’investir quoi que ce soit. Mais c’est vraiment bien ce que vous faites !, nous a t-on répété. C’est vraiment bien ce que vous faites ! Continuez !!! Alors on a continué à appliquer, avec rien, la loi n°2002-02 rénovant l’action sociale et médico-sociale, et notamment la mise en place de son axe principal, l’amélioration continue de la qualité des services rendus à la personne.

On continue. Mais on veut maintenant continuer avec vous, Monsieur Bertrand, vous faire entendre les musiciens, acteurs, régisseurs parler de leur travail. Les entendez-vous ? À la question communément posée « les pratiques artistiques, à quoi ça sert ? », ils répondent … Danser, chanter, batucader, comprendre, s’exprimer, travailler, s’évader, parodiser, se donner un bienfait thérapeutique, partitionner, s’identifier, travailler, se réaliser, créer, fantasmanifestationner, se détendre, rêver, vendre nos spectacles, se masser, écrire des chansons d’amour, se cultiver, pleurer, s’enrichir, travailler, fabliser, sortir de la petite vie quotidienne, de la télé et de la Star academy, envahir notre esprit, représenter la vie que l’on vit, travailler, crier, se dégourdir la mémoire, farciser, découvrir du pays, écouter, payer ses factures, se donner un goût à la vie, faire des rencontres, jouer en équipe de théâtre, voir des expos, se consoler, travailler, s’enrhumer en tournée, ne pas forcément être d’accord, travailler, s’enrichir mentalement, trouver l’amour, percussionner, sonoriser des salles, …

Monsieur le Ministre, votre ministère et les autorités de tarification ont eu l’audace d’ouvrir l’ESAT culturel CECILIA à 27 personnes handicapées, depuis neuf années … L’accueil y est de qualité … Le travail y est de fond … Les personnes accueillies y trouvent stabilité et épanouissement … Des écrits y sont produits régulièrement … Une pluralité de parcours professionnels est proposée à des adultes en situation de handicap intellectuel et psychique … Ces acteurs, musiciens et régisseur font vibrer, chanter, danser, changer le regard du public …

Vous le savez, nous sommes attachés aux lois de la République et à leurs applications, notamment à la loi du 11 février 2005 relative à « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées », qui propose à chaque personne handicapée des droits à la compensation des conséquences de son handicap, afin de pouvoir réaliser son projet de vie familial, domiciliaire, social, professionnel, culturel, artistique …Vous savez que la convention Culture et Handicap, signée le 1er juin 2006 par l’État français nous sert de guide quotidien, notamment l’idée de « permettre aux personnes handicapées de développer et d’utiliser leur créativité reconnue comme autant de démonstrations de la diversité culturelle, constituant une source d’enrichissement du rapport à l’art et à la culture de tout à chacun ».

Vous savez tout cela puisque le « dossier » de l’ESAT culturel CECILIA est sur votre bureau. Depuis une année. Il attend.

Mais nous, nous n’avons plus la force d’attendre. Nous ne savons plus comment faire pour accompagner des artistes singuliers qui, depuis une année, n’ont que le silence des autorités pour seule réponse à leur travail. Le silence et la fermeture déclarée d’un lieu construit jour après jour, après avoir pour certains tout quitté – famille, amis, logement, région natale – dans l’idée de pratiquer leur art et de concrétiser leur projet de vie. Les 27 personnes accueillies n’ont de réponse que l’indifférence vis-à-vis de leur travail artistique et l’arrêt programmé de leur activité pour une mise au travail de type industriel et de service. Nous n’avons rien contre la pratique des activités industrielles, bien au contraire, car la pluralité doit être privilégiée ; c’est pourquoi il nous semble pertinent de professionnaliser les pratiques artistiques en milieu protégé, pour les personnes handicapées qui souhaitent mettre en valeur leur potentiel créatif, artistique et intellectuel, non seulement dans leur propre intérêt, mais aussi dans celui de la collectivité.

Monsieur le Ministre, vous le savez certainement, l’alternative proposée par l’ESAT culturel CECILIA produit des résultats importants, pour un coût relatif : cinq fois moins qu’une prise en charge en hôpital psychiatrique ou, si l’on préfère, l’équivalent d’un grand carrefour giratoire par exercice budgétaire. On investit pour une meilleure fluidité de la circulation, et on fait très bien ; quand donc comprendra-t-on que la circulation peut se faire aussi dans la relation entre les arts et les Hommes, même auprès de ceux qui nous font l’éloge de leur fragilité ?

Nous avons rencontré ou approché des responsables d’actions sanitaires et sociales, élus, députés, sénateurs, délégué interministériel. Nous avons pris soin de rencontrer ou d’approcher tous les décideurs quelle que soit leur obédience politique, car nous savons que l’intérêt est général. Nous nous adressons à vous car nous savons que la politique se réfracte non pas dans notre démarche, mais dans ce qui empêche cette démarche, ce qui la gêne, la freine, et transforme en utopie un projet tellement simple que nous nous demandons : Mais comment cela se fait-il que ça ne peut plus avoir lieu ?

Monsieur le Ministre, nous ne cherchons ni compassion ni apitoiement. Nous sommes debout et nous voulons juste le rester. Nous ne savons pas si ce qui nous arrive provient d’une décision volontaire ou pas. Nous vous accueillerions chaleureusement à la Galaise, dans ce lieu haut en couleur de La Ferte-sous-Jouarre, pour la présentation mensuelle de nos spectacles.

Joël Kerouanton, éducateur spécialisé à l’ESAT culturel CECILIA

 ————————–

écrit par Joël Kérouanton _ licence Creative Commons BY-NC-SA (pas de © )
1ère mise en ligne 20 novembre 2015.