Joël Kérouanton
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TEXTE PUBLIÉ DANS LA REVUE CASSANDRE / HORSCHAMP, « L’ART EN DIFFICULTÉ. ABRIS, CHANTIERS ET ASILES DE L’ART », CASSANDRE HORS-SÉRIE N°5, COLLECTION HORSCHAMP, MARS 2007.

Les assiettes volent, quelques poings partent, des cris s’élèvent ; je m’abrite au calme, dans les toilettes fermées à double tour. La scène se déroule dans un foyer d’accueil pour adolescent en ruptures sociales et familiales, à St Malo. « C’est cool, ton job », disent les amis, « vue sur la mer… » La mer est belle, mais le bleu turquoise de la baie de St Malo ne semble pas adoucir les mœurs.

C’est mon premier job d’éducateur, si du moins l’accompagnement éducatif peut être considéré comme tel. J’ai le job mais je n’y arrive pas. Je tombe dans le piège évoqué par Michel Foucault : surveiller et punir, au lieu d’accompagner. Je n’ai pas les billes pour faire autrement. Je remplace une éducatrice en arrêt-maladie à la suite d’une altercation et quelques assiettes cassées. Et j’apprends que les assiettes n’ont pas été les seules à éclater. L’éducatrice a elle aussi morflé : double fracture des cervicales. La C2 et C4. Elle a choisi le dialogue alors que moi, quand ça chauffe, je prends l’option toilette.

Je ne suis pas le sauveur de l’humanité.

Seuls les baby-foot et chars à voile peuvent donner des instants de respiration à l’incessant rapport de force. Je sens les limites de mon action, je sens que je ne suis pas à ma place autant qu’ils ne sont pas à la leur. On se fuit, on s’affronte, on se craint mais on ne s’évade pas ensemble, ne serait-ce que dans l’imaginaire. Préoccuper par ma protection plus que par l’aide à apporter, je ne pense pas demander à ces ados en dérive : Quel est ton rêve ?

J’ai peur et je claque la porte.

J’ai peur et je le note, j’ai peur et je raconte pourquoi j’ai peur. Je décris ma fuite autant que la leur, moi dans l’écriture ; deux d’entre-eux quelques jours plus tard dans une course-poursuite effrénée à la Starky et Hutch. Ils viennent de fêter leurs 16e anniversaires et « empruntent » la voiture du directeur de l’établissement.

Je me réfugie à l’université de Rennes penser l’indicible de la relation éducative et panser mes plaies d’éducateur. Les Starki et Hutch se scratchent sous un poids lourd à l’entrée de la ville, après 70 kilomètres de course-poursuite. Morts. Sur le coup.

J’ouvre un « journal d’itinérance(1)», je commence à écrire. L’action, les effets de l’action ; et surtout mes relations avec ceux qui n’ont trouvé que les poings ou l’auto-destruction. Je cherche mes mots, j’explore des formes d’expressions, celles-là même qui auraient peut-être évité aux adolescents de St Malo de finir sous un quarante tonnes. Mais dans ce foyer, point de pratique artistique. Juste une injonction : l’insertion sociale et professionnelle.

Bouts de ficelle

Je fais un break. Puis je repars, cette fois en foyer d’hébergement accueillant des adultes déficients intellectuels. Là encore je tourne en rond, mais j’anticipe l’usure institutionnelle. Tant pour moi que pour les résidents. La dernière année dans ce lieu est l’occasion de développer un atelier de danse et d’écoute musicale, qui se concrétise à Noël par un concert… en play-back avec des guitares en contre-plaqué, des cordes en bouts de ficelles et des micros en plastique. J’ai envie de chercher une forme à ce tintamarre par une collaboration avec des artistes, et passer ainsi de l’expression à la création ou, plus précisément, «passer de la manifestation du vécu subjectif et individuel à une ambition qui se voudrait plus universelle(2) ». Bref, chercher une forme d’art. L’art pour se socialiser autrement et sortir de l’  « enfermement » vécu à St Malo. L’art pour se confronter à d’autres publics que les résidants des établissements médico-sociaux des alentours. En un mot : l’art pour rencontrer et voyager.

Nécessaire utopie

C’est avec ces réflexions que je débarque, mon « journal d’itinérance » sous le bras. dans un Centre d’Aide par le Travail en région parisienne : le cat bateau-théâtre, qui deviendra par la suite cat culturel CECILIA. Un lieu comme celui-là ne peut qu’entretenir une histoire fondatrice légendaire… Une infirmière en psychiatrie, animatrice d’un atelier de théâtre, fait le siège de l’hôpital où elle exerce. Un psychiatre vraisemblablement proche de François Tosquelles(3) l’accompagne ce jour-là, mobilisé par la dynamique de l’action théâtrale.

L’idée est simple : sortir des murs. Les patients, l’infirmière, le théâtre.

Tentative d’appréhender un autre rapport au travail qui pourrait être « une tentative d’insertion dans un appareil de surveillance » (Michel Foucault), stimulée par l’intérêt de rencontrer le public, médiatisé par une pratique artistique et culturelle, le cat voit le jour, qui plus est sur une péniche-cinéma-théâtre. À son bord, un lieu de création – théâtre, musique et marionnette – et de diffusion : il s’agit délibérément d’aller à la rencontre du public.

En complément de l’accueil d’adultes déficients intellectuels, l’établissement envisage un travail de réadaptation socioprofessionnelle de personnes psychotiques. Nombre de personnes accueillies ont tenté sans succès les chemins traditionnels. L’activité professionnelle par les arts vivants est l’alternative proposée, chemin de traverse pour aller voir du côté de sa sensibilité si l’on n’y est pas.

Un projet irréaliste, mais une utopie nécessaire, semble-t-il, pour réunir des énergies et rassembler des partenaires en manque de rêve dans un secteur où les pulsions de mort prédominent sur les pulsions de vie. La péniche, malgré ses cent vingt tonnes et ses trente-huit mètres de long, surfe sur les besoins d’un territoire dépourvu de lieu culturel et de cat.

Normopathes commerciaux

Pétrie de bonnes intentions, emportée par l’infirmière-marinière, à l’enthousiasme communicatif mais directrice cataclysmique – les lieux alternatifs, à leur démarrage, doivent-ils nécessairement être impulsés par des personnes ne craignant pas d’être hors la loi ? – l’association gestionnaire et porteuse du projet de départ coule. Et la péniche avec elle. Un relais est pris par une association de normopathes commerciaux reconvertis dans l’humanitaire, qui ne pense qu’à la communication. Les principes de l’éducation populaire (engagement citoyen, partage des compétences, transmission des savoirs, atténuation du clivage « soignant-soigné » ou « éducateur-éduqué ) sont oubliés au profit du management et de la politique de PROJET (associatif, institutionnel, personnalisé….). Le projet peut avoir du bon s’il n’est pas le seul motif d’action : les belles surprises proviennent de circonstances non projetées… Christophe Colombe a découvert l’Amérique en allant aux Indes. Le projet qui prévaut aujourd’hui s’appelle le « développement ». L’association ouvre en France un établissement par mois, tandis que nous restons croupir au fin fond d’une cave sans fenêtre, avant de s’installer dans une grande maison bourgeoise peu adaptée aux pratiques artistiques, lieu définitif du cat après dix déménagements et six années d’errance. L’idée d’exception culturelle est rejetée – le cat artistique doit fonctionner avec des moyens et un fonctionnement similaire aux cat de type industriel, ce qui est totalement impossible – et l’art est considéré comme un divertissement et une vitrine associative. Le cat devient un « beau projet » qui ouvrira à l’association les portes des administrations et des médias. L’art comme espace d’exploration de la relation et de la subversion est mis à la porte.

Essentiel anodin

Devant la rationalisation permanente exigée par l’association et les tutelles – un bon travailleur social est celui qui sait mettre en graphique et en camembert l’indicible de son action –, il m’a paru urgent de mettre en valeur la subjectivité de la relation entre les comédiens (Option a été prise d’appeler les travailleurs handicapés accueillies dans le C.A.T. artistique les « comédiens », cette appellation comprenant également les marionnettistes et musiciens) et l’équipe d’encadrement (éducateurs et artistes). Une heure de spectacle, une année de travail et d’aventure. Seules les actions quantifiables et visualisables sont à même d’être évaluées. Mais l’imagination déployée pour faire face aux résistances aux changements des personnes accueillies fait rarement l’objet d’attention. Ces micro-événements, pour ne pas dire ces non-événements du quotidien, sont ignorés des comptes-rendus d’activité officiels.

Mon journal d’itinérance devient rapidement le lieu où ce travail invisible prend place et sens. Les trouvailles que nous faisons dans le quotidien trouvent forme dans cette écriture. Des trouvailles qui, si elles ne sont pas consignées, restent lettres mortes. Mon journal d’itinérance circule et je deviens le scripteur, celui qui garde la trace de l’anodin. Trace d’autant plus importante que notre quotidien s’organise autour des arts du spectacle, éphémères par essence. Au cœur de l’action, j’entends de plus en plus mes collègues m’interpeller : « Ça, il faut que tu le marques. Ce sont des moments importants. Il ne faudrait pas l’oublier ! » Mettre en forme ce qui se dit, écrire ce qui se pense, dire ce qui se fait, ces perspectives de rendre compte s’imposent rapidement. L’ouvrage Hors-scène : du handicap à l’aventure théâtrale (4) finalise cette nécessité. L’écriture m’est vite devenu nécessaire pour canaliser mon implication, mettre du sens dans mes actions et m’éduquer en permanence.

Comment pourrait-il en être autrement ?

Comment pourrais-je faire profession d’éducateur si je délaisse ma propre éducation?

Force est de constater que la présence d’une pratique artistique au sein des établissements médico-sociaux amène chacun des membres (éducateur, secrétaire, comptable, direction, comédiens, artistes-intervenants …) à développer sa propre créativité, autorisée par le pouvoir donné à l’imaginaire, l’interpellation et le sentiment d’aventure. Tout cela entraîne une « autorisation » à penser, au sens symbollique du terme. Ce que traduisent les personnes de passage par un : Ça cause au catQui n’a pas assisté aux « Questions à l’encadrement(5) » ne peut imaginer en quoi la prise de parole et l’attitude réflexive des comédiens, et par de là l’ensemble des membres du cat, représentent le résultat le plus surprenant de cette aventure artistico-médico-sociale.

Le chêne et le palissandre

Outre l’écriture de récits (tournée, sorties culturelles et vie quotidienne…), je m’entretiens longuement avec le metteur en scène Gérard Carnoy(6) autour de sa pratique théâtrale au cat. L’homme évoque son travail par métaphores dans cette forme de langage qui lui est propre. Sa relation aux comédiens est singulière, comparée à celle de bien des éducateurs ou autres intervenants artistiques. Il « fait corps » avec ceux qu’il a acceptés de prendre en charge sur ce chemin d’une aventure théâtrale, et il privilégie son potentiel de proximité et sa « non-distance » comme moteur du travail. C’est en tant qu’ « éducateur-passeur » impliqué dans le fonctionnement de son atelier que je questionne Gérard Carnoy sur sa pratique, et plus généralement sur le sens et les enjeux du travail théâtrale en présence de comédiens handicapés. Extrait (7) :

« En sculpture, le chêne est le bois le plus difficile à travailler, ainsi que le palissandre: corps gras, mailles et pores très larges.

« Le plus facile, c’est le merisier. Il n’a aucun corps, aucun fil. Ce n’est même pas marrant car tu parviendras toujours à sculpter à peu près ce que tu veux.

« Avec du chêne ou du palissandre, c’est retors. Si tu prends à contre-fil tu éclates, tu exploses. Tu passes ton temps à chercher dans quel sens tu vas prendre le fil. Comment tu vas te placer avec ton corps. Comment tu vas tenir la gouge pour arriver à sculpter ce que tu veux.

« Avec les comédiens du cat, je travaille le chêne et le palissandre. Mon boulot avec eux, c’est : « Dans quel sens je me mets pour ne pas aller à contre-fil ? Pour ne pas casser le bois ? 

« C’est dans la perte successive de repères que l’être humain avance et se construit. J’ai dû me faire tuteur pour que ça fonctionne avec les uns et les autres. Ce que Eliana Inacio Sacco résume par le propos suivant :« D’abord, il faut se rapprocher, pour après transformer(8»Et maintenant il faut que leurs troncs s’épaississent pour qu’ils soient plus stables et que le tuteur n’ait plus de raison d’être.

« La route est longue. Notre spécificité ne peut s’exprimer qu’au travers de vallées, de cluses, de combes, de rivières, de volcans, de trous béants, de plaies ouvertes, tout ce qui fait leur vie. 

« C’est peut-être pas du théâtre que je veux faire avec eux. Mais remuer, pétrir le monde, pétrir les gens, le public. Chez eux, le corps est encore plus présent que chez des comédiens ordinaires. Leur corps me parle. Leur présence physique. Leur gêne à se déplacer. Leur problème d’équilibre, de masse. Leur corps est déjà un cri. On ne peut pas gommer ça.

« Mon arrivée dans ce groupe fut une immersion. Un changement de domicile. Il faut se fondre sans se perdre. Respirer autrement. Se nourrir autrement. Sentir leurs besoins.  Comment ils vont me bouffer s’ils me bouffent ? Comment ils vont m’aimer s’ils m’aiment? » C’est toute ta vie qui change. Philosophique. Physiologique. Spirituelle. Et même artistique. »

Les propos de Gérard Carnoy donne à entendre une transformation « bilatérale » metteur en scène/comédiens. Et une nécessité de l’art non perçue comme un métier mais comme « une expérience fondamentale de la survivance » (Pipo Delbono). L’artiste, s’il s’aventure sur les terres de l’exclusion sociale, se transforme (lui et son art), autant qu’il transforme celui ou celle avec qui il va collaborer. Avec le risque d’occulter la culture de ceux qu’il accompagne dans la création – je l’ai souvent observé dans la démarche des artistes-intervenants au cat, plus soucieux de leur projet de mise en scène que de la recherche d’une parole et d’un geste propre aux comédiens. Aussi, la reconnaissance et la valorisation de la culture des comédiens ne sont-elles pas un préalable à tout travail d’accès à LA culture, celle que nous souhaiterions transmettre par nos pratiques artistiques, nous les éduqués colonisateurs ? 

Passeurs

Il y a là un formidable espace pour travailler l’altérité et fuir le piège de l’instrumentalisation, fréquemment observé dans les tentatives de ce genre. L’action artistique en milieu médico-social ne se fait pas sans douleur. Un accompagnement éducatif parallèle à toute tentative d’expression artistique s’impose : l’artiste peut être un accélérateur d’existence autant qu’un créateur de désert. Il s’agit de penser la place des passeurs que sont les travailleurs sociaux ou autres soignants. Passeurs essentiels en amont, en cours et en aval de l’action artistique : aide au repérage spatio-temporel ; accompagnement autour de l’émancipation familiale et/ou institutionnelle que provoque l’itinérance liée aux spectacles ; élaboration du projet professionnel et/ou personnel ; médiation entre les artistes et les comédiens ; mise en mot et/ou en image des résonances émotionnelles des comédiens liées au travail artistique ; travail de sens et développement de l’esprit critique. Dans cette dernière optique, nous avons eu l’occasion d’inviter un philosophe pour nous aider à trouver sens aux différents personnages d’une pièce, mettant au jour à la fois les points de vue individuels des comédiens et les lectures possibles de la pièce, afin de discuter de manière approfondie et consciente sur les dispositifs de mise en scène.

Ce travail d’accompagnement éducatif permet au comédien d’être sujet de la création, et au metteur en scène de prendre des risques artistiques: aborder tous les sujets sans concession, trouver une forme esthétique aux histoires de vie des comédiens, articuler les cultures profanes et savantes. Démarches que les chorégraphes Sidi Larbi Cherkaoui(9) et Nienke Reehorst(10) semblent être parvenus à réaliser en créant le spectacle Ook, avec dix danseurs handicapés mentaux du Theater Stap(11). Mon coup de cœur pour Ook fut total. Il m’a fallu écrire(12) mettre en mots le plaisir à voir et à entendre le travail des chorégraphes et des danseurs, bien qu’il soit difficile d’exprimer la beauté d’un geste artistique qui nous touche. Aussi, durant une année, j’ai voulu décrire ce sentiment que nous offre cette danse, peut-être par nécessité de partager une émotion de spectateur.

Spaghettis bolognaises

Sidi Larbi Cherkaoui et Nienke Reehorst arrivent au Theater Stap avec une question posée aux dix danseurs : Quel est ton rêve ? Les chorégraphes acceptent ce qui advient, s’ouvrent aux circonstances, mêlent leurs rêves à ceux des comédiens. Des rêves qui sont réalisables. Et parfois pas. Ces rêves ou désirs sont éclectiques et ne font pas toujours rêvés…: devenir pop-star ; avoir un enfant ; participer à une course de relais ; se suicider ; vivre un grand amour ; voyager ; faire du vélo ; participer à un défilé de mode… L’ensemble aboutit à des rêves partagés entre les danseurs et les chorégraphes, qui prennent forme sur scène, par la magie du mouvement et du texte. Dans une scène de Ook, une jeune femme raconte:

« Je m’appelle Cathérine Springuel. J´ai 30 ans et j´habite en Belgique, avec mes parents. Ma mère est prof de français et mon père est retraité. J´ai deux frères et une sœur […]. J´ai aussi une tante au Canada qui a dix enfants. Moi, Cathérine, j´aime beaucoup Michel Sardou, l´Internet et les spaghettis bolognaises. Je n´aime pas les épinards, les choux de Bruxelles et les gens qui crient fort.

Plus tard je veux vivre en Belgique et devenir téléphoniste chez Theater Stap. Quand j´étais petite, j´ai été opérée du nez et une fois, je suis tombée dans les pommes dans un avion allant vers l´Amérique et mon visage s´est écrasé dans mon plat !

Aujourd’hui je suis contente. Parfois je suis triste. Alors je me pose des questions et j’écoute La Maladie d’amour de Michel Sardou et alors je pleure. Alors je pense : “Et plus tard ? Qu´est-ce qu´il se passera avec maman ? Et papa ? Et moi? Je serais toute seule avec moi-même”, je me dis. Et alors ça fait mal. Ici, dans mon cœur. Très mal.

Mais alors je me dis :  Il y aura toujours des amis, il y aura toujours Michel Sardou et il y aura toujours des spaghettis bolognaises.(13

Ce témoignage saisi le paysage émotionnel de la danseuse, l’essentiel de sa vie, la parole et les choses auxquelles elle croit. La danseuse cherche, trouvent son langage, singulier, loin des codes connus. Le spectacle démocratise le portrait, jadis réservé aux rois. Le résultat d’ensemble est surprenant, mais la réalisation, éprouvante. Sidi Larbi Cherkaoui dira, à ce propos : Ook est le travail qui m’a rendu le plus heureux… et qui m’a le plus fatigué(14)! ». En relisant Fernand Deligny, je réalise l’étonnante concordance d’approche entre ce chorégraphe et le rôle de l’éducateur. « Je le dis depuis que j’essaie de dire en écrivant : un éducateur, c’est-y celui qui s’occupe des autres ? Pour moi, non. C’est celui qui, avec ces autres, crée des circonstances, grâce aux autres qui sont là. Il s’agit de “réaliser quelque chose qui n’existe pas encore”, pour parler comme dans le dictionnaire, quelque chose, en l’occurrence, où les enfants seraient utiles, nécessaires, indispensables, en tant que chercheurs […] La tâche n’est pas simple.(15) »

Territoire de l’imaginaire

Des rêves mis en forme par l’art, des questions existentielles socialisées sur scène, il est vite fait d’idéaliser les pratiques artistiques et de les assimiler au thérapeutique. S’il est évident qu’elles sont par essence transformatrice (comme elle peut être politique, esthétique…), il ne s’agit pas d’une recette de cuisine : quand la souffrance est majeure, le passage à l’acte (violence contre soi et/ou contre autrui) ne peut être réfréné.

Il est probable que les jeunes de St Malo se soient malgré tout fracassés sous un semi-remorque. Seulement voilà, l’option même de la pratique artistique ne fut pas envisagée, c’est bien là le problème. Ces deux compères étaient prêts à tout pour trouver sens à leur existence, au risque de leur peau. Ils voulaient grandir, tout de suite, dans l’ici et maintenant.

Ils avaient des rêves enfouis.

Leur fuite était un cri ; l’énergie n’était pas ce qui leur manquait. Ils ne désiraient rien, sinon accéder au « plein emploi de soi-même(16) ». Il y a parfois urgence à trouver des territoires imaginaires pour matérialiser la fuite, prendre des risques sur scène (et non sur la route ou ailleurs…) et tenter d’échanger avec le monde. Echanges facilités par la collaboration avec l’artiste, « handicapé relationnel » lui aussi, mais désirant donner à son désespoir une forme esthétique, socialisable.

* * *

Notes 

Éducateur spécialisé, formé aux sciences de l’éducation, Joël Kerouanton a travaillé auprès d’adolescents en rupture familiale et sociale ainsi qu’à l’accompagnement d’adultes en situation de handicap. En poste à l’ESAT culturel CECILIA en région parisienne depuis 1999, il collabore avec des professionnels du théâtre, de la marionnette et de la musique pour l’insertion socio-professionnelle d’adultes handicapés mentaux et psychiques. Cette expérience a donné lieu à publication (Hors-scène : du handicap à l’aventure théâtrale, éd.érès, 2005).

Depuis 2004, Joël Kerouanton articule l’action éducative avec des temps de formations auprès de Moniteurs d’atelier, Aide-Médico-Social et Éducateur spécialisé à IRTS Ile de France (Institut Régional du Travail Social) et sur site avec Inter-formation 2000. D’autre part, il anime des ateliers d’écriture ou du spectateur, auprès de jeunes et adultes, lettrés et illettrés, en Centre social et Médiathèque à Chateau-Thierry (Aisne).

L’écriture, fil rouge de son action éducative, le conduit à collaborer avec des artistes agissant aux frontières de l’art et du social, comme le cinéaste Sami Lorentz (travail autour du court-métrage « Le petit Chevalier ») et le chorégraphe Sidi Larbi Cherkaoui (publication de Sidi Larbi Cherkaoui, rencontres, éd. l’œil d’or, 2004). Pour raconter et donner sens à ces aventures artistiques, Joël Kerouanton cherche diverses formes d’écriture – récit, essai et fiction. C’est dans ce cadre qu’il fut invité en résidence d’écriture au festival Art et Déchirure 2006. C’est aussi dans cette dynamique qu’il est invité à collaborer en tant qu’auteur-associé, lors d’une résidence d’écriture, à la création 2007 de Sidi Larbi Cherkaoui à Anvers (Belgique).

1- Le journal d’itinérance est un outil d’investigation sur soi-même en rapport avec le groupe et qui met en œuvre une écoute clinique, philosophique et poétique d’une expérience donnée. Carnet de route dans lequel l’écrivant note, au jour le jour, ce qu’il sent, ce qu’il pense, ce qu’il observe, ce qu’il médite, ce qu’il poétise, ce qu’il retient d’une théorie, d’une conversation, ce qu’il construit pour donner sens à l’expérience en cours. Le journal d’itinérance, conçu pour circuler, peut également se comparer aux journaux de route d’ethnologues, tel celui de Michel Leiris L’Afrique fantôme (1934).

2- Claude Chalaguier, Travail, Culture et Handicap. Des droits de la différence aux droits de la ressemblance pour les handicapés mentaux, collection « Travail social », Bayard Éditions, Paris, 1992.

3- Après l’extermination « douce » de 40000 malades mentaux, morts de faim dans les asiles français durant la guerre 39-45, la politique de Vichy relégua les malades psychotiques ou déficients au rang des populations indésirables et des minorités destructibles (…). En réaction à cette politique eugéniste et inégalitaire, François Tosquelles, psychiatre et psychanalyste catalan républicain, échappé des geôles franquistes et du camp de réfugiés de Sept-Fons, en France, puis accueilli à l’hôpital St Alban par une équipe de médecins et de religieuses liées à la Résistance, fonda les bases de la « psychothérapie institutionnelle ».

4- Joël Kerouanton, Hors-scène : du handicap à l’aventure théâtrale, éd érès, 2005.

5- Petite allusion aux « Questions au Parlement» de l’Assemblée Nationale, les « questions à l’encadrement » sont des moments nécessaires pour réguler les impondérables liés à l’itinérance des tournées et à la vie collective. Ces réunions sont inscrites dans une démarche d’adultarisation, entendu dans une perspective désinfantilisante, pendant lequel l’interpellation est de mise, le dé-règlement possible. L’équipe rend des comptes aux comédiens de la marche de l’établissement et prend acte, si nécessaire, des remarques et propositions éventuelles pour améliorer le fonctionnement.

6- Tout d’abord comédien, Gérard Carnoy évolue vers la mise en scène depuis quelques années. Il est avant tout autodidacte. Il quitte le système scolaire à 15 ans pour une agence bancaire, dont il deviendra responsable. Il exerce ensuite la profession d’ébéniste, de verrier, d’intervenant en formation professionnelle pour adultes dans des domaines comme la gestion du stress, les gestes et postures, la communication par le théâtre. En parallèle, il s’engage dans un travail de comédien depuis 1990, puis a mis en scène ou adapté différentes pièces, en milieu scolaire, amateur et professionnel.

7- Ibid note 4.

8- Sacco Eliana Inacio, interview réalisée par Pierre Pontvianne, Marsyas nº 39 et n° 40, décembre 1996.

9- Sidi Larbi Cherkaoui est danseur et chorégraphe. D’origine marocaine par son père et flamande par sa mère, il travaille beaucoup l’aspect de la multiculturalité dans ses ballets. Après des débuts de danseur de spectacle de variété à la télévision belge, il travaille avec des compagnies de hip-hop et de modern jazz en Belgique. Après la création de nombreux spectacles avec les Ballets C. de la B., Sidi Larbi Cherkaoui travaille avec Akram Kahn, la Cie Tonnelhuis et des ballets, comme le Grand Théâtre de Genève ou les Ballets de Monte-Carlo.

10- Danseuse et chorégraphe avec Wim Vandekeybus, Meg Stuart, Ted Stoffer et Christine de Smedt des ballets C. de la B, Nienke Reehorst (1964) travaille depuis 1998 auprès de personnes handicapées mentales et physiques. Commencée au CREAHM Bruxelles (Association CRÉAtivité et Handicap Mental), son expérience s’est prolongée au cours d’animation de stages internationaux (2000-2004) en Thaïlande et en Italie. C’est à cette période qu’elle rencontre les acteurs du Theater Stap. Elle travaille actuellement en tant qu’assistante-chorégraphe de Sidi Larbi Cherkaoui.

11- Joël Kerouanton, « Sidi Larbi Cherkaoui, rencontres », éd l’œil d’or, 2004.

12- Fondé en 1987, installé à Turnhout près d’Anvers, le Theater Stap constitue une exception dans le paysage du théâtre flamand. Groupe de théâtre professionnel, associée au centre de jour Kasteel ASBL, la compagnie accueille 20 acteurs handicapés mentaux (déficients intellectuels, troubles psychiatriques, trisomiques ; la gravité de leur handicap va de légère à profonde).

13- Ibid note 11.

14- Sidi Larbi Cherkaoui, Pelerinage sur soi, éd. Actes Sud, 2006.

15- Fernand Deligny, Le croire et le craindre, Paris, Stock, coll. “ Les grands auteurs ”, 1978.

16- Guy Debord, Mémoires – Structures portantes d’Asger Jorn, Paris, Allia, 2004.

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écrit par Joël Kérouanton _ licence Creative Commons BY-NC-SA (pas de © )
1ère mise en ligne le 20 novembre 2015

© Photos  _ 1ère de couverture de l’ouvrage collectif « L’art en difficulté. Abris, chantiers et asiles de l’art », Cassandre hors-série n°5, Collection Horschamp, mars 2007